“Pas besoin de faire l'autruche. Joue l'ours c'est suffisant.”
Si elle l'avait pu, Isis se serait mise à sautiller, tournoyer, danser dans la rue. Un large sourire ornait ses lèvres, marque de la bonne humeur qu'elle tentait de contenir, et sa canne blanche vibrait d'excitation. Elle arriva au niveau du supermarché et tourna pour se retrouver dans le magasin avec les gestes de l'habitude. Avec l'aide d'un des vigiles, elle récupéra un chariot, le remerciant de sa voix chantante, et s'inséra dans les rayons. Elle savait exactement ce dont elle avait besoin et où chaque item se trouvait. C'était le seul moyen pour qu'elle puisse faire des courses seule. Régulièrement, Gaïa ou Freyja l'accompagnait dans le grand supermarché pour lui indiquer les nouveaux produits ou les changements de rangement des étagères, mais Isis se faisait un devoir de connaître l'endroit suffisamment pour pouvoir acheter le minimum sans aucune aide. Cela étonnait toujours les vigiles et les caissiers, mais ils avaient fini par s'y faire. Ils la hélaient désormais par son prénom quand une caisse était fermée et l'aidaient dans les quelques démarches qu'elle pouvait difficilement faire sans marcher sur d'autres clients, mais ils la laissaient faire ses courses seules.
Au moment où elle attrapait une boîte de sachets de thé aromatisé pomme-cannelle, le troisième élément en partant de la droite, elle entendit une voix vieillie par les années – le timbre éteint, un petit voile typique du troisième âge, et des chapelets d'injures du siècle dernier – se plaindre de ne pas parvenir à atteindre ce qu'elle voulait. L'asiatique baissa le regard vers ce qu'elle estimait être la figure de sa compagne de courses, et s'adressa à elle d'une voix douce :
« Madame ? Je peux vous aider peut-être ? » La mégère n'attendait évidement que cela et s'empressa de lui dire de sa voix autoritaire :
« Oui, le décaféiné, là, je l'atteins pas ! » Tournant enfin la tête vers Isis, son ton se fit incertain lorsqu'elle croisa le regard vide de la brune. Ne se défaisant toujours pas de son sourire malgré l'amabilité questionnable de la grand-mère, Isis leva le bras et toucha l'une des boites de décaféiné, qu'elle savait se trouver au dessus du rayon de thés qu'elle affectionnait.
« Celui-ci, ou un autre, Madame ? » Sa voix chantait aux oreilles sourdes de la vieille dame qui reprit d'un air plus tendre :
« Désolée, Mademoiselle. Celui juste à droite. » Isis ne releva pas les excuses, son sourire suffisant selon elle à mettre la femme mal à l'aise. Elle déplaça la main et attrappa une autre boîte, moins ergonomique, plus cylindrique, sous les pépiements de la mamie :
« Oui oui oui ! Merci bien, vous êtes fort gentille Mademoiselle ! » Un petit rire échappa à Isis qui réorienta son caddie et resta immobile le temps de se repérer. Ah oui, elle en était au thé.
D'un pas décidé, elle reprit sa balade parmi les rayons, poussant d'une main son caddie, de l'autre balayant le sol de sa canne blanche. En général, les gens faisaient attention et elle n'avait pas à dévier sa course pour éviter de rentrer dans l'un d'eux. En général. Ce jour-là pourtant, un choc sourd se répandit soudainement dans le corps d'Isis tendit qu'elle tentait de décider si elle voulait plutôt des pommes ou des oranges. Quelqu'un venait de percuter son caddie, et une voix parvint rapidement aux oreilles de l'oracle. Elle fronça les sourcils. Elle connaissait cette voix.
« Sonny ? » Au même moment, l'homme parut la reconnaître à son tour car son prénom résonna dans l'air. Isis se mit à rire, ravie de cette rencontre. C'était décidément une très bonne journée. « Sonny c'est bien toi ? » Elle contourna son caddie pour s'approcher de lui, jusqu'à parvenir à déposer sa main sur l'épaule de l'homme.
« Je vais pas pouvoir t'aider à déchiffrer le papier, » rigola-t-elle,
« mais on peut finir nos courses ensemble ! Comment vas-tu ? »