-39%
Le deal à ne pas rater :
Ordinateur portable ASUS Chromebook Vibe CX34 Flip
399 € 649 €
Voir le deal

 

 I'll keep coming || Zach

Voir le sujet précédent Voir le sujet suivant Aller en bas 
Aller à la page : 1, 2  Suivant
avatar
Invité
Soon I'll come around Lost and never found Waiting for my words Seen but never heard Buried underground But I'll keep coming
Wipe those tears off And make your heart proud



Lever le coude. Une fois. Deux fois. Lever le coude. Trois fois. Quatre fois.
Lever le coude, parce qu'on sait bien le faire. Lever le coude, parce que le monde part en couilles mais qu'on tente comme on peut de faire les choses correctement.
Lever le coude, parce qu'on en a l'habitude. Une gorgée, deux gorgées. Un cul sec. Un coup dans le coude, et une contorsion pour ne pas recevoir la moindre goutte. S'éviter un moment embarrassant, dans la folie du moment.
Lever le coude. Progressivement, le monde tout autour qui tourne, qui s'embrouille et devient flou. Les visages qui se ressemblent tous, les dents étincelantes de cette nana qui rend fou. Lever le coude, encore, pour se sentir vivant, pour se sentir vibrant, pour envoyer chier le monde et se sentir exister.
Un cri qui gonfle dans l'assemblée, un cri de joie malgré tout qui fout le camp. Une jolie demoiselle, blonde comme les blés, son sourire étincelant illuminant le bar par sa radiance. Ce soir il n'aura pas besoin de chanter.


Il y a des fois dans une journée où l'on se sent conquérant. Et d'autres où on se sent juste con.
C'était une de ces soirées, une de ces soirées que Zach désapprouvait suffisamment pour lui en avoir rabâché les oreilles. De l'alcool coulant à flots, une marée humaine déchaînée, un DJ ni très bon, ni très mauvais. Sauf que c'était ce genre de soirées où l'on ne va pas si l'on est très mélomane. Tout du moins ce n'était pas précisément pour cela que Kyle y avait mis les pieds. Par habitude ou juste pour se vider la tête, il avait vu le flyer et s'était arrangé pour se faire inviter d'une ancienne conquête qui ne le haïssait pas encore trop. Ah ça, il avait réussi son coup. Un peu trop, même.

Parce qu'il était seul, à présent. A quatre heures du matin, sous ce maudit abribus, la tête en feu et le cœur au bord des lèvres. Seul, emmitouflé dans son imperméable gigantesque, une chaussure en moins et son bermuda pour cacher sa dignité. Une lèvre en sang, la sensation d'être plus léger du bas-ventre, et la pluie diluvienne. Cette dernière se fracassait sur les parois en plastique épais de l'abribus, coulait le long de ses poteaux pour créer de petits ruisseaux tout autour de ses pieds. Alors Kyle s'était perché sur le banc de fer. Avait ramassé ses genoux contre son torse, les entourant de ses bras, pour retrouver un semblant de chaleur. Si le monde partait en couille, son esprit aussi. Impossible de se souvenir de ce qui lui était arrivé au cours de cette soirée. Juste la douce euphorie des relents d'alcool pour atténuer la culpabilité d'avoir, encore une fois, été incroyablement stupide.
Pourquoi n'avait-il pas passé la nuit avec la demoiselle au large sourire ? Il était incapable de s'en souvenir. Tout comme il était incapable de comprendre d'où venait la plaie ouverte sur sa lèvre. Était-ce avant ou après qu'il ait enchaîné les shots de tequila ? Un brouillard opaque s'étirait sur le déroulement de toute la soirée. Et s'il tentait de se souvenir, les prémices d'une bonne gueule de bois le rappelaient à l'ordre.

L'ordre. D'un geste maladroit, aviné, il farfouilla dans la poche de sa parka pour tenter d'attraper son paquet de cigarettes et un briquet. Du sang sur le paquet. Le sien ? Impossible, il n'avait pas pour habitude de... Ah si, le sien. Probable, en fait. Des écorchures striaient les jointures de sa main droite, témoignages d'une rixe éventuelle avec des gens dont il ne se souvenait même plus de l'existence. Un léger ricanement secoua ses épaules. La situation avait beau n'être ni drôle, ni enviable, il était certain que la soirée devait être mémorable.
A défaut d'autre chose. Laisser une empreinte dans le monde, quelle qu'elle soit, même aussi peu glorieuse que la sienne, était déjà un bon début. L'accomplissement de toute une vie à faire chier le monde. Du bout des dents, il tira une cigarette par le filtre et la nicha au creux de ses lèvres, évitant avec des précautions désuètes la plaie ouverte. Ses mains tremblaient alors qu'il tenta de l'allumer. L'humidité commençait à avoir raison de ses défenses, et s'il savait que l'eau était son élément de prédilection, il commençait à comprendre que son degré élevé d'alcoolémie ne serait pas suffisant pour tenir la nuit.
D'autant que les ruisseaux gonflaient à vue d'oeil, sous ses pieds. Il était temps de faire quelque chose. Sa main valide farfouilla à la recherche de son téléphone. 4% de batterie. Ce serait suffisant.
Une sonnerie. Deux. Puis une voix masculine, ensommeillée, à l'autre bout du fil.

-Zach, c'est ton frère préféré. J'suis dans... la merde. Je crois. Y'a de la flotte partout et j'ai aucune idée d'où j'suis. Et j'ai plus qu'une chaussure.

Un marmonnement aux airs de protestation emplit son oreille sans qu'il ne parvienne à le déchiffrer. Outrer son frère n'était pas difficile. C'était le convaincre de sortir de son lit pour venir le chercher qui était plus délicat. Surtout en ayant beaucoup trop abusé de la vie. Se sentir coupable viendrait plus tard. Mais ce n'était pas encore à l'ordre du jour. Pas alors que tout son corps le lançait, et que sa tête tournait toujours autant. Pris d'une bouffée d'euphorie, il gloussa au combiné. Son frère allait encore râler, il en était conscient. Mais...

-Putain t'aurais vu cette soirée, c'était n'importe quoi ! Allez, viens me chercher, j'ai presque plus de batterie en plus ! Et j't'ai dit que j'ai qu'une chaussure ?

Il ne prêta pas une once d'attention aux protestations nettement plus réveillées de son frère, se contentant d'un "T'es un bro, bro !" avant de raccrocher, satisfait. La cavalerie n'allait plus tarder. Ce qui n'était pas un mal, vu son état qui se dégradait dangereusement. La nuit était bien trop avancée. Il pleuvait bien trop fort, et il s'était laissé prendre par surprise. Du haut de ses vingt-quatre ans, il aurait dû apprendre à se méfier. Ne pas se faire inviter, ne pas se faire conduire, toujours prévoir le coup au cas où la situation se dégraderait. Il était impossible qu'il ne se soit pas rendu compte des débuts du Déluge v2.0, à moins d'avoir été occupé.
Sauf qu'il ne se souvenait de rien. Rien du tout. Pas même le nom des gens qu'il avait fréquentés, rien du déroulement de la soirée, rien de sa finalité et de pourquoi il s'était retrouvé sous cet abribus.

L'abribus. Dans un sursaut de génie, il se retourna pour inspecter la carte des arrêts. S'aidant de son téléphone pour éclairer l'imprimé, il reconnut le découpage caractéristique de Coconut Grove. La soirée avait commencé au Drunk Mermaid, ça, il s'en souvenait. Sauf qu'il se trouvait maintenant aux antipodes de son point de départ. Plissant les yeux, il réussit à déterminer le nom de l'abribus. Un sourire victorieux étira ses lèvres alors qu'il rallumait son téléphone, pour envoyer l'adresse précise à son frère.
Sauf que son téléphone refusa toute forme de collaboration.

-Et merde...

Rien n'y faisait. La soirée avait eu raison des batteries de l'appareil, et son inconscience avec. Rageusement, Kyle fourra l'objet dans la poche de sa parka, et ramena ses genoux contre son torse. Zachary le connaissait suffisamment pour savoir qu'il se trouverait dans la direction générale de Coconut Grove. Sauf que le quartier était grand, et la patience de son frère n'était pas proportionnelle à la taille du secteur, elle.
Il allait devoir l'attendre. Peut-être que rester sur son banc de fer froid lui permettrait de remettre de l'ordre dans ses idées, tout du moins de méditer sur sa condition actuelle. Ou peut-être allait-il prendre une nouvelle décision drastique d'ici à ce que Zachary ait mis le contact.
Il se laissa le temps de pondérer la question. De peser le pour et le corps. Avant de glisser ses doigts dans ses boucles blondes, et de pousser un grognement contre ses genoux.

La soirée avait déjà été longue, mais elle était bien loin d'être finie.
Pourtant il avait une certitude, malgré tout le brouillard. Zachary finirait par le trouver. Il y arrivait à chaque fois.
A chaque fois.


Te souviens-tu, Zachary ? Te souviens-tu de cette fois où j'ai fugué et tu m'as retrouvé même à Dublin ?
Te souviens-tu, Zachary ? Te souviens-tu que cette fois-là tu m'as dit que tu me retrouverais même en Enfer ?
C'est l'Enfer, Zachary. L'Enfer quand t'es pas là pour me retrouver quand je suis perdu au milieu de moi-même.


Revenir en haut Aller en bas
avatar
Invité
All around me are familiar faces Worn out places - worn out faces Bright and early for their daily races Going nowhere - going nowhere Their tears are filling up their glasses No expression - no expression Hide my head I want to drown my sorrow.



La solitude et le silence. Deux maîtres mots quand t'es pas là quand je rentre. Andy me dit que t'es parti mais que t'as dit que tu ne rentrerais pas tard, je prétends m'en foutre, comme d'habitude, un simple haussement d'épaules et en quelques secondes le silence tombe. En quelques secondes ton absence se fait tellement sentir qu'elle m'en oppresse la poitrine, parfois je déteste ça. Je déteste compter autant sur toi alors que tu fais n'importe quoi. Mais j'y peux rien, t'es mon frère, c'est comme ça.

Je monte me coucher comme si de rien n'était, m'allonge sur mon lit et fixe mon plafond. Désespéramment, j'attends d'entendre la porte claquer, les escaliers grincer et les portes se refermer. Évidemment, rien de tout ça n'arrive mais mes yeux se ferment quand-même, la fatigue prend le dessus sur la peur. Pourtant, je ne suis pas en pyjama, pas sous la couette. Comme un con, sur mon lit, en train de somnoler sans vraiment dormir, à l’affût du moindre bruit.

C'est celui de mon téléphone qui me réveille. Le vibreur qui résonne sur la table basse en bois et que j'attrape nonchalamment d'un bras lourd et répond d'une voix non réveillée. Pas besoin de regarder l'heure, ou même qui m'appelle, je le sais pertinemment. Je soupire d'avance, écoute la voix de mon frère traverser le téléphone, lui qui sait très bien qu'il a fait une connerie. Me raclant la gorge, je réponds sans grande conviction, plus par habitude que par réelle envie.

« C'est pas vrai Kyle, t'arrêteras quand tes conneries au juste. » Les mots sortent comme une attaque alors qu'ils ne sont qu'inquiétude. Cet abruti ne sait même pas où il est. Je me lève, frotte mon visage, attrape les clefs de voiture et entre-ouvre le rideau. Il pleut à plein temps, forcément. Et en plus il a perdu une chaussure, encore. J'enfile une veste, attrape une serviette et des vêtements secs dans son armoire avec une paire de chaussures et puis je descends les escaliers. Andy dort depuis longtemps, pas parce qu'il s'en fout mais sans doute parce qu'il sait qu'on est là l'un pour l'autre. Je lui laisse malgré tout un mot sur la table de la cuisine, sait-on jamais avec Kyle, on est peut-être bien loin d'être rentrés.

Un thermos de café dans une main, une bouteille de deux litres dans l'autre, je cours dans la voiture, le temps de me prendre quelques gouttes d'eau. Le temps de stresser, d'espérer qu'il soit vraiment à l'abri, qu'il ne risque rien. Je n'ai pas compris tout ce qu'il a dit, alors je jette mon téléphone sur le siège à côté dans l'espoir vain qu'il m'appelle. Partant du principe qu'il ne le fera pas, je décide de faire une ronde habituelle de ses soirées à la con.

Quand est-ce qu'il arrêtera au juste ? Quand est-ce qu'il ne se mettra plus en danger comme ça ?

Je fais le tour des arrêts de bus, buvant quelques gorgées de café, et je pense, bien trop, avant de le retrouver. Je pense à toutes ces fois où j'ai failli le perdre, toutes ces fois où c'est allé trop loin, entre nous entre tout. Et puis je pense à cette fois-là, celle qui a failli changer toute notre vie, me détruire à tout jamais.

La solitude. La tristesse. Cette fois-là c'était différent. Il n'était pas parti au bar, taper sur n'importe qui, se taper n'importe qui. Cette fois-là, il avait disparu, loin, trop loin. J'avais l'impression qu'on m'avait arraché une partie de moi, parce que t'étais parti sans moi. J'ai retourné sa chambre, la mienne. J'ai retourné tout ce qui pouvait se retourner, tout ce qui ne pouvait pas se retourner. J'ai creusé mon cerveau, tellement fort que j'aurais juré saigner. J'ai retourné mon cœur, mon âme, tout ce que j'avais pour te retrouver, comprendre où t'étais. J'ai traversé la nuit, mes propres angoisses, j'ai traversé la brume et fumé tellement de clopes que j'avais plus de voix. J'ai traversé tout ce que je pouvais pour t'atteindre et te retrouver, là bas. Perdu, paumé. Dans le noir, simplement éclairé par mes phares.

Un peu comme aujourd'hui, comme maintenant. Même si ça a duré moins longtemps, que mon cœur s'est serré moins fort. Pourtant, quand je vois les phares de la voiture éclairer l'abri de bus et ta gueule amochée, j'ai l'impression de revivre cette fameuse nuit, où tout a failli basculer. Je sors de la voiture avec un parapluie en claquant la porte, je me trempe à moitié mais je m'en fous. Je laisse place à la colère plutôt qu'à la peur.

Parce que je ne peux pas montrer que j'ai peur, pas maintenant, pas comme ça. Alors je laisse la colère, tandis que je balance la paire de chaussures entre ses mains. « Tu sais que t'es con, Kyle ? Tu l'sais ? » Je me retourne, vérifie qu'on est seuls avant de m'énerver un peu plus fort. « Tu m'expliques pourquoi t'as la gueule en sang ? Pourquoi t'es là ? T'as vu l'heure qu'il est putain ? Je bosse moi demain. » C'est n'importe quoi, les mots n'ont aucun sens, aucun ordre et j'ai envie de le frapper, pour tous les coups qu'il s'est permis de prendre ce soir, pour sa vie qu'il a encore risqué sans penser à Andy, sans penser à moi.

« Dépêche-toi, j'ai pas que ça à foutre. » Dans un regard noir, je lui jette le parapluie sec que je gardais sous mon manteau avant de faire demi-tour sans un regard et remonter dans la voiture. Je claque la porte, m'allume une clope et tapote mes mains sur le volant en l'attendant. J'ai réussi, comme toujours, à passer de la peur bleu à la colère noire. Et lorsqu'il ouvre la porte de la voiture, je rajoute, glacial. « T'as tout ce qu'il faut pour pas attraper froid derrière, allez, magne-toi, on rentre. »

J'ai peur de te perdre depuis ce jour là, à Dublin. J'ai peur que tu t'enfuis, que tu croises les mauvaises personnes. J'ai peur que tu m'abandonnes toi aussi. J'ai peur que tu te fasses tellement tabasser la tronche que t'aies pas la force de m'appeler. J'ai peur que tu baignes dans ton sang sans que je sois au courant. J'en ai marre de tes conneries, marre depuis le premier jour. Parce que tu me fais trop mal, Kyle, tu me fais trop mal quand tu fais n'importe quoi. Pourtant je suis encore là. J'y peux rien, t'es mon frère, c'est comme ça.


doctor sleep
Revenir en haut Aller en bas
avatar
Invité

Le brouillard. Encore et encore, ce maudit brouillard. Quelle que soit la position qu'il adopte sur ce maudit banc, impossible de ne pas se noyer dans ce satané brouillard. Enveloppé contre son propre corps, dans son propre esprit, incapable de s'en dépêtrer. Plus de batterie, plus de portable, et la panique qui commençait à gonfler. Et si Zachary ne le retrouvait pas ? Il avait beau être adulte, il ne pouvait s'empêcher de se sentir petit, si petit, face à l'immensité de sa propre connerie.
Car chaque fois qu'il l'appelait, chaque fois, il se sentait revenir en arrière. Une récurrence, une habitude, entre eux. L'invocation de souvenirs douloureux qu'ils avaient partagés sans le vouloir, qui les avaient liés sans qu'ils ne le souhaitent. Leur passé avait beau avoir été tumultueux, leur entente tout sauf facile, certaines incidences les avaient poussés à créer cette étrange loyauté qu'ils savaient à présent indéfectible.
Si Kyle savait que Zachary viendrait, il ne pouvait s'empêcher de se demander ce qu'il ferait si, un jour, son frère n'arrivait jamais. Comme une claque, un soubresaut de lucidité dans un esprit par trop embrumé. Si son frère disparaissait, par sa faute, il ne se le pardonnerait jamais. Il savait, oh, il savait que la réciproque était vraie. Mais il ne pouvait s'empêcher ce petit soupçon de terreur quand, au beau milieu de la nuit, il se retrouvait seul avec lui-même.
Seul, toujours trop seul.

L'humidité, le froid, et cette montée d'inquiétude affleuraient en frissons le long de sa peau. Ramassé sur lui-même, il jugea qu'il était certainement plus prudent de rester sous l'abribus, le temps que Zachary enfile ses chaussettes et son pantalon. L'alcool faisait valser ses pensées, sous ses boucles blondes, entraînant confusément l'adrénaline de son amnésie passagère, les débuts de la gueule de bois, la terreur de se retrouver seul. Des pensées insidieuses qui se frayaient une place dans son esprit, quoi qu'il fasse, s'il ne les retenait pas. Mais Zachary allait arriver, ce n'était qu'une question de temps.
Les minutes s'allongèrent, se chevauchèrent, marquées par les battements réguliers de la pluie sur le plastique épais de l'abribus. Un fracas rapide, qui envahissait son ouïe, qui gonflait le malaise à mesure que le temps passait. Son paquet de cigarettes se vidait trop vite. Trop fort. Ses doigts sanguinolents s'agitèrent sur un téléphone trop vide, trop éteint. Alors ils tirèrent sur les élastiques, à ses poignets. Il allait arriver. Un nouveau claquement. Arrête de faire le con, ça sert à rien de partir de là. Un énième claquement, assourdi par le tumulte de la mousson. T'es trop bourré pour prendre une bonne décision, Kyle, arrête. Il aurait pu, pourtant. Il aurait pu quitter cet abribus pour tenter de sautiller sur un pied jusqu'au Drunk Mermaid. Son QG. Là où Zachary, au moins, serait sûr de le trouver.
Un claquement, plus fort que les précédents.
Arrête les conneries, t'en as déjà assez fait.

Il se recroquevilla sur lui même et, dans un soupir, finit par enfoncer son visage entre ses genoux. Il n'apprenait jamais. C'était son leitmotiv dans la vie, de ne jamais apprendre. Un leitmotiv qui s'était bien souvent manifesté en coups de poing dans la figure.

Finalement, le bruit d'un moteur. Certes étouffé par la pluie, mais qu'il aurait pu reconnaître entre mille. Le triton leva la tête, une bouffée d'euphorie réchauffant tout son système. Adressa un sourire solaire aux phares qui approchaient, toute négativité envolée instantanément. Parce que ça ne servait à rien de se laisser abattre. Parce qu'il y avait encore suffisamment d'alcool dans ses veines pour qu'il lui laisse la joie de prendre le dessus. Avec tout ce que ça impliquait.
Insensible aux reproches de son frère, il attrapa les chaussures au vol et se dépêcha d'enfiler celle qui lui manquait. Zachary pouvait brailler tout son saoul, il était quand même là. C'était la preuve directe qu'il n'était pas si con que ça, puisque l'appeler avait fonctionné. Gratifiant toujours son frère d'un sourire de merdeux, il s'empara du parapluie et tira sa capuche sur sa tête avant de se précipiter jusqu'à la porte ouverte. Quelques gouttes glissèrent sur sa peau, mais pas suffisamment. Heureusement.

La force de l'habitude. Son frère hurlait, et Kyle tirait sur le miroir côté passager pour évaluer l'étendue des dégâts. Tout le bas de sa mâchoire le lançait affreusement, et pour cause. Une marque rougeâtre ornait son visage, de la lèvre au menton, et sa lèvre inférieure déjà fendue commençait à se boursoufler. Le pire étant qu'il n'avait strictement aucune idée de comment il avait réussi à se faire ça.
Ce qui ne l'empêcha pas de se tourner vers Zachary. De le gratifier d'un nouveau sourire solaire, avec la satisfaction que sa réponse le ferait certainement hurler d'avantage.

-Tu veux savoir le mieux dans toute cette histoire ? J'ai absolument AUCUNE idée de comment j'ai choppé ça !

Le ton lourd de reproches de Zachary l'atteignait toujours, malgré tout ce qu'il pouvait potentiellement penser lors de leurs joutes oratoires. Parce qu'il était toujours là, ce moment. Ce moment d'impuissance où il se demandait ce qui arriverait s'ils n'étaient pas tous ensemble. Cet instant de lucidité, entre la vodka et le whisky, où Kyle réalisait qu'il était possible qu'il ne les revoit plus jamais. On ne prouve jamais suffisamment aux gens qu'on aime que, justement, on les aime. Kyle ne le prouvait jamais assez, tout en étant incapable de le dire autrement qu'en bravades insolentes.

-Remarque ça pourrait être pire. Ca aurait pu être un herpès. Par contre vu la gueule de ma main, apparemment c'est moi qui ai cogné le plus fort.

Un ricanement franchit ses lèvres, poussé par l'alcool. Oh il savait. Il savait que c'était précisément ce type de commentaires qui faisait que les gens avaient la main leste. Il faisait confiance à Zachary pour être encore suffisamment endormi pour s'en passer.
D'un mouvement approximatif, il se pencha au-dessus de son siège pour farfouiller dans le bazar sur la banquette arrière.

-Et j'sais que tu bosses demain. C'est pour ça que je t'ai pas appelé à 6h du mat. J'suis p'tet' con, j'suis pas débile !

Un doux euphémisme, se dit-il. Son frère avait raison sur une chose, la seule qu'il parvienne à lui concéder entre la fatigue, l'envie de le rendre chèvre et ses efforts surhumains pour attraper des nippes sèches à l'arrière de la voiture. Il n'avait pas que ça à foutre. Mais il était là, mine de rien. Un état de faits qui ne cessait de réchauffer le cœur de Kyle, malgré tout ce qu'ils puissent en dire.
C'est pour cela qu'il enfila les vêtements sans broncher d'avantage. Quelques années plus tôt, il avait appris d'une de ses erreurs. Il avait appris que l'inquiétude de son frère était avérée, et qu'en réalité, s'il braillait autant c'était que quelque part au fond de son coeur de pierre, il y avait un graffiti avec marqué "Kyle was here" en lettres de sang.

-Et tu gueules, tu gueules, mais t'es quand même là. Donc c'est que je suis pas si con que ça.

C'était idiot, de le provoquer à ce point. Mais c'était préférable à de grandes effusions, c'était préférable à cette crainte qui avait menacé de faire court-circuiter tout son système alors qu'il se demandait si Zach allait finir par arriver. Kyle se tourna finalement vers son frère. Lui glissa un regard empreint d'une fierté sans faille, qui n'était pas dirigée vers son propre égo mais bien contre le brun hurlant au volant. Une expression qui ne dura qu'une fraction de seconde, le temps d'un merci silencieux qui ne serait, de toutes façons, jamais prononcé entre eux.

-Non mais j'sais même pas comment j'ai fini sous cet abribus. Remarque, j'aurais pu roupiller sur place et aller jusqu'à Dublin, comme ça. Au nom du bon vieux temps.

Te souviens-tu, Zachary ? Te souviens-tu de Dublin ?
C'est devenu une blague entre nous. Un petit moment de connivence entre toi et moi, comme un gag récurrent. Ca aurait pu être Dublin, mais ce n'est pas Dublin. Parce que rien ne sera jamais pire que Dublin.
Rien ne sera jamais pire que de t'avoir perdu volontairement, et d'avoir retrouvé la solitude sans espoir de jamais vous revoir, toi et Andy.
Te souviens-tu de Dublin, Zachary ? On avait beau être vieux, on n'était quand même que des gosses. Ca a jamais été de ta faute, Zachary, ni la tienne, ni celle d'Andy. Et cette connerie-là, tu le sais, je le sais, je la referai jamais.


L'alcool revenait enchevêtrer ses pensées, aussi tendit-il le bras pour attraper les cigarettes de son frère. C'était pour lui qu'il s'était mis à fumer. Pas pour le fun, par pour avoir l'air cool. Pour Zachary. Deux sources de fumée avaient toujours mieux valu qu'une seule.
Sauf quand c'était pour fumer dans une voiture entièrement fermée, avec l'incapacité d'ouvrir une fenêtre tellement il pleuvait. Peu importait. La nicotine le calmait, lui permettait de rendre le brouillard de la soirée passée un peu plus net.

-J'ai levé une blondinette, ça, je m'en souviens. Des ratoches de cheval, on voyait que ça. Après pour le reste, aucune idée. Si ça se trouve c'est elle qui m'a fait ça au visage, va savoir.



[/i]
Revenir en haut Aller en bas
avatar
Invité

La colère a quelque chose de fascinant et d'addictif. Elle donne ce sentiment de puissance, comme si rien ne pouvait la dépasser. Elle monte petit à petit et s'empare de vous, prenant une place dans la moindre de vos cellule, de vos veines ou peu importe. Elle est partout, se ressent partout. Elle s'exprime plus que vous avec des mots. La colère est d'une puissance telle qu'elle peut en être enivrante. Elle est d'une puissance telle qe ce n'est pas toujours facile de lui résister. Et moi, j'essaie même pas, je lui cède avant même qu'elle soit là. Je lui cède comme si elle était toujours là.

Peut-être parce que c'est le seul sentiment que j'arrive à exprimer correctement, la colère. La porte claque et le visage tuméfié de mon frère rentre dans mon champs de vision. Je tente de ne pas m'attarder dessus, les mains sur le volant, prêt à repartir alors qu'il se met à parler. Il lui suffit de quelques mots pour faire monter un peu plus la colère, être à deux doigts de la transformer en rage. Je lui lance un regard noir tout en marmonnant presque inaudible. « Et t'es fier en plus. » Mais quel con putain, quel con quand il s'y met celui-ci.

Comme à son habitude, Kyle continue. Il choisit sciemment ses mots pour me faire exploser et ça marche. Alors je soupire sans même regarder la main dont il parle. Je tire une taffe et redémarre la voiture. Son rire m'exaspère, sa connerie aussi. Il finira par se faire tuer cet abruti s'il continue et il le sait. Alors j'ignore, comme je peux, tant que je peux. Je serre les mâchoires et les dents, refuse de lui parler alors que je m'apprête à passer la première. Le blond s'agite, attrape des trucs derrière et je bois une goutte de café avec difficulté avant qu'il ne se remette à parler.

« Non mais tu te fous de ma gueule en plus ? » Les mots sont sortis tous seuls, alors que je secoue la tête, n'attends pas de réponse et me concentre sur ma seule mission : rentrer, et le ramener en l'état. Ne pas péter un plomb, ne pas amocher sa jolie petite gueule un peu plus. Je respire bruyamment, cherche à l'oublier mais c'est impossible avec lui. Impossible de prétendre que Kyle n'est pas là. Je passe une main sur mes lèvres avant de tirer une nouvelle taffe. Et il le sait très bien, le cadet, il sait très bien qu'il n'est pas invisible. Que ses mots touchent, blessent, et nourrissent la colère.

« T'es qu'un sale con et si je viens encore c'est pour pas qu'Andy vienne te chercher au poste avec ta queue de poisson, espèce de bulot. »

Je serre le volant entre mes doigts. Me force à me taire, me force à me retenir. Pourtant, Kyle me regarde et je connais ce regard. Celui qu'il lance avant de dire la connerie à ne pas dire, celui qui va encore une fois tout faire basculer. Une seconde et quelques mots. De la colère à la rage. De l'indignation à l'envie de le cogner de toutes mes forces. Dublin. Mon cœur se serre, et je me retiens par une force que je ne comprends même plus. Je me retiens alors que les souvenirs remontent et m'envahissent. Alors que cette nuit me brûle, m'empoisonne encore aujourd'hui. Et puis il fait comme si de rien n'était, comme s'il ne venait pas de me rappeler ma plus grande peur, ma plus grande peine. Il me parle d'une fille, comme si tout était normal, et moi j'en peux plus. J'explose, j'appuie violemment sur la pédale de frein, je pile. J'attrape mon frère par le col avant de hurler, cette fois-ci avec bien plus de conviction, bien plus de hargne.

« Parce que ça te fait marrer en plus ? Ton bon vieux temps de merde et tes dents de cheval ? » Je le relâche brusquement avant de coller ma main sur mon front et reprendre. « Mais putain, t'as vingt-quatre ans, Kyle. C'est plus possible là. » Je le regarde, les yeux emplis de larmes qui ne couleront jamais. « Tu cherches quoi là au juste ? Te faire buter ? C'est ça que tu veux ? Non parce qu'encore Dublin, j'ai bien compris ce que tu cherchais à faire mais là, tu veux démontrer quoi au juste ? Je te jure Kyle, qu'un jour je ne viendrai pas et tu seras obligé de grandir bordel de merde. »

Je marque une pause avant de reprendre en pointant du doigt son visage. « Tu crois que ça m'amuse de te recoudre tous les quatre matins ? Tu crois que j'en ai pas marre de tes conneries ? »

J'ai peur, Kyle. J'ai peur pour toi. Peur de te perdre, peur que tu disparaisses. « Quand t'auras fini de jouer au con tout le temps, tu commenceras peut-être à considérer les gens autour de toi. » J'ai mal, Kyle. Mal que tu te fasses autant de mal tout le temps. J'ai mal de te voir dans cet état et de rien pouvoir faire pour toi. « Tu penses à Andy des fois ? Ça traverse ta petite tête qu'il a peut-être pas envie de t'identifier à la morgue demain matin ? »

Je me souviens de Dublin. Je m'en souviens comme si c'était hier. Je me souviens de ton regard, je me souviens de cet air sur ton visage. Je me souviens de ce jour là, parce que je n'étais pas en colère contre toi. Je me souviens de cet instant parce que j'ai cru que je ne te reverrai plus jamais. J'ai cru que tu m'avais abandonné, que tu ne voulais plus me voir. Que tu ne me voulais plus comme frère. Je me souviens de ce sentiment, de ces émotions, de t'avoir pris dans mes bras pour la seule et unique fois. Je me souviens de ce jour là, parce que c'est le jour où j'ai réellement failli vivre sans toi, et ça, ça je peux pas.

« Tu fais chier, Kyle. Tu fais vraiment chier. » Les émotions prennent le dessus alors je claque la porte de la voiture et sors sous la pluie pour me calmer. Évidemment, j'ai laissé la porte ouverte pour que la pluie tombe sur ma place, que tu te casses pas tout seul. J'ai envie de hurler, de frapper. J'ai envie de te dire que je veux que tu arrêtes parce que je tiens à toi. Mais en quelques instants je me retrouve trempé et tout ce que j'arrive à hurler c'est de la rage, contre toi, contre la peur. « Parfois j'me demande vraiment ce que t'as dans la tête. T'attends quoi pour te foutre en l'air hein ? Mon aval ? Eh bha tu l'as ! BON DÉBARRAS ! »

Je m'appuie contre le capot de la voiture, tournant le dos à mon frère. Laissant les tremblements dans mes mains se calmer avant de monter. Je ne pense quasiment rien de ce que j'ai dit mais j'ai trop peur pour ne rien dire. Alors je m'énerve. Alors je crie, à défaut de frapper un peu plus la jolie tête blonde.

Je me souviens de Dublin comme si c'était maintenant. Je me souviens de Dublin parce que mon cœur s'est brisé, parce que j'ai cru que c'était la fin. Je me souviens de Dublin parce que j'ai eu peur de ne pas te ramener à la maison, j'ai eu peur de ne plus avoir de maison. Je me souviens de Dublin parce que j'ai failli perdre mon frère et que depuis ce jour, j'ai peur de le perdre à chaque fois qu'il ne rentre pas le soir.
Revenir en haut Aller en bas
avatar
Invité

Ce n'était pas bien malin, de provoquer Zachary comme ça. Mais c'était tout ce qu'il savait faire. Tout du moins c'était ce qu'il savait faire le mieux. Pousser tous les boutons de son frère, un à un, comme un enfant capricieux. Son passe-temps favori, pour lequel il avait investi une concentration toute particulière quand ils étaient adolescents. Zachary était exactement comme lui : une bombe à retardement. Sauf que lui, ses boutons à lui étaient très simples. Ils étaient tous trouvés, pour qui savait gratter un peu. Kyle n'avait pas cette chance, ne connaissant pas ses propres limites.
Des limites qu'il n'était pas sûr d'être capable d'atteindre, quand il avait appelé son frère. Des limites qu'il découvrait encore et encore, à mesure que la conversation s'envenimait.

-Dis donc, rascasse, tu baisses d'un ton.

Peut-être était-ce la fatigue, du côté de Zachary. Peut-être était-ce l'alcool, du sien. Peu importait la cause réelle de leur emportement, le résultat était là. La voiture venait tout juste de démarrer que, déjà, elle s'arrêtait brusquement. Pendant un quart de seconde, Kyle se demanda si le moteur avait eu des soucis. Avec la pluie fracassante qui leur tombait sur le coin de la gueule depuis des semaines, le moteur aurait pu se noyer. Un souci qu'il aurait vite fait de régler, si Zach se décidait enfin à lui laisser y jeter un coup d’œil.
Il mit un moment à comprendre que non. Si la voiture s'était arrêtée, c'était parce que son frère l'avait volontairement arrêtée. Et qu'il s'était remis à brailler, suffisamment fort, suffisamment longtemps, pour relancer les prémisses de son mal de crâne.
Fronçant les sourcils, le blond encaissa les multiples attaques. Le problème quand on s'attaque à son frère, c'est qu'il a autant de munitions pour mener l'assaut que soi même. Et si Kyle avait sincèrement cru que ses boutades n'allaient pas l'irriter à ce point, il avait sous-estimé l'agacement de son aîné. L'alcool. L'alcool avait embrumé son jugement. Il n'apprenait résolument jamais. Cependant, qu'il soit alcoolisé ou que ses remarques aient été particulièrement déplacé, rien ne justifiait les hurlements de son grand frère. Rien ne justifiait qu'il l'attaque aussi gratuitement, tapant avec une précision chirurgicale sur tous les nerfs qui le tenaient encore hilare.
L'inconvénient de se faire ramener par Zachary, c'était qu'il avait parfaitement raison. Que dans ses actions d'apparence aléatoire, il y avait une récurrence : le risque. Le blond se mettait volontairement dans la panade, le blond ne faisait aucun cas de sa survie, de sa sécurité, ou de celle de ceux qui l'entouraient. Le blond avait cette manie incessante de risquer sa vie, constamment sur le fil. Ce n'était pas un caprice. Ce n'était pas un jeu. Ce n'était jamais un jeu, au début. Mais le besoin de se détruire était devenu cette béquille sur laquelle s'appuyer à chaque fois que la vie jouait la pute.
La destruction de soi. La destruction de l'autre.
Et Zachary d'appuyer à son tour sur chacun de ses boutons, avec application, sans même une once de remord.

-Mais putain t'es obligé de chier une pendule à chaque fois que je sors ou quoi ? Tout ça parce que t'es pas foutu de le faire toi même !

Zachary hurlait encore. Zachary gonflait tout l'espace, déchirait le silence, reprenait cette place du grand frère qu'il s'était octroyée et qui, par des temps comme celui-ci, faisait cruellement chier Kyle. Parce qu'au fond, il savait qu'il avait raison. Parce qu'au fond, ses craintes étaient toutes parfaitement justifiées. Le monde virait couleur merde. Les êtres particuliers comme eux avaient été révélés, et la race humaine ne le voyait pas nécessairement d'un bon oeil. Ses actes irrationnels, être à moitié nu sous la pluie en pleine nuit, sans batterie et au milieu de nulle part, pouvait provoquer leur perte. Mais est-ce qu'il était vraiment nécessaire de s'arrêter de vivre pour autant ? Etait-ce ça, leur nouvelle vie ?
Kyle ne l'acceptait pas. Tout comme il n'acceptait pas qu'il traîne le nom d'Andy dans leur querelle, alors que le pauvre homme n'avait certainement rien demandé. Deuxième bouton. Celui de la culpabilité, parce que Zachary savait parfaitement que Kyle ne supporterait pas de faire du mal à leur père adoptif. Tout comme il fracasserait la gueule du premier qui toucherait un des volumineux cheveux de son frère adoptif.
La mâchoire serrée, le blond ne réalisa même pas que ses doigts s'étaient crispés autour de la troisième chaussure. Le cuir avait beau lui entrer dans les phalanges, ses jointures avaient beau être tendues, ce n'était pas encore suffisant. Dans un grognement préventif, sentant les vapeurs de l'alcool s'évanouir au profond d'une colère qui montait bien trop vite, Kyle rétorqua :

-Oh pars pas sur ce sujet, sac à merde...

Se contenir. Andy le leur avait dit, il leur avait répété, même, qu'ils devaient se contenir. Que la hargne avait beau paraître incroyablement satisfaisante, il n'y avait rien de pire que de devoir assumer les retombées. Il l'avait compris, en grandissant. Ce n'était pas qu'une question de survie personnelle, c'était aussi une question de fierté. Cette fierté qui illuminait les yeux sombres de leur père adoptif à chaque fois que Kyle faisait preuve de maturité.
C'était rare, mais ça arrivait. C'était aussi ce qu'il espérait faire en ce qui concernait Zachary, mais ce dernier ne lui donnait absolument aucune raison de se contenir. Parce qu'il avait raison.
Ce sale con avait toujours raison. Cette putain de sale merde avait toujours raison, et c'était bien ça le problème. Mais là, il allait vraiment trop loin. Trop vite. Si vite que le rationnel n'eut pas le temps de prendre le relais.

-Mais putain, c'est bon, je suis vivant, merde ! On m'a pas tiré mon foie, j'ai encore ma tête, arrête de dramatiser pour des conneries !

Ils avaient quatorze et quinze ans, lorsque ces envolées se produisaient. Sauf que c'était dix années auparavant. Sauf qu'ils avaient un vécu différent, sauf que les enjeux n'étaient plus exactement les mêmes. Il y avait une incidence profonde, réelle, dans chacun des mots qu'ils se jetaient à la figure. Les querelles s'étaient chargées d'un réel danger, depuis dix ans. Celui de la réalité d'un quotidien qui n'acceptait plus les gens comme eux.
Et ça faisait peur.
Dans un sursaut de fierté, ou de connerie, aux yeux du blond, son frère finit par sortir de la voiture. Sauf que la vie lui avait appris que ce n'était pas une bonne décision, quand il y avait un gars comme Kyle sur le siège passager. Ce connard le savait parfaitement. La pluie eut tôt fait de passer par la portière ouverte, s'amassant rapidement dans le creux du fauteuil. Même si le blond se faufilait suffisamment vite pour rejoindre le volant et mettre le contact, il n'aurait pas le temps de pousser son frère et de refermer la portière. Il pleuvait trop, beaucoup trop pour qu'il ne risque pas d'attraper des écailles le temps de se tirer. C'était trop risqué.
Ses doigts se décrispèrent sur la chaussure alors qu'il s'efforça à respirer par le nez. Il ne servait à rien de le provoquer. De se battre. De toutes façons, il était bien trop éméché pour réussir à faire autre chose que provoquer un nouveau cataclysme. Il venait d'arriver à ce consensus avec les différentes parties de sa psyché que Zachary passait de nouveau la tête par la portière, relançant les hostilités.
Ce fut la goutte de trop.

La chaussure partit plus vite que les mots, cueillant la face de rat de ce maudit Madden, talon le premier. N'ayant absolument aucune conscience de la violence de son geste, Kyle n'eut aucune envie d'évaluer l'étendue des dégâts. Il n'avait rien à dire. Il n'avait rien à foutre dans cette maudite voiture, avec ce sac à merde. Tirant rageusement sur sa capuche, il s'empara du parapluie et ouvrit sèchement la portière. Y donna un violent coup de pied pour l'ouvrir en grand alors qu'il s'y engouffra, le parapluie fermement vissé au-dessus de sa tête.

-T'as gagné. J'me casse. Si je suis qu'un con, toi, t'es vraiment le roi.

Te souviens-tu, Zachary ? Dublin, ça avait commencé exactement comme ce soir. On s'était battus, et je sais plus pourquoi, mais ça avait mal tourné. Comme d'habitude.
Te souviens-tu, Zachary ? On était trop jeunes, on était trop cons, j'étais trop con. Trop con pour me retenir, trop con pour te retenir. Trop con pour comprendre qu'en vrai, si tu me hurlais dessus, c'était parce que t'avais raison.
Te souviens-tu, Zachary ? Tu m'as brisé le coeur, et t'y pensais même pas. Tu pensais pas à mal, t'étais juste pas encore assez cassé. Pas assez cassé pour comprendre.
Comprendre qu'il n'y a rien que nous fasse plus peur, à toi comme à moi, de ne pas avoir notre place dans ce monde parfait qu'Andy nous a construit. Qu'il y a pire que se frapper dessus, que de se hurler dessus.
Il y a l'indifférence.


Sa tête tournait, entre l'adrénaline, la fureur, cette maudite pluie et son degré d'alcoolémie bien trop élevé. Mais il y avait autre chose, quelque chose de plus insidieux, quelque chose d'anormal. Comme s'il n'avait pas fait que boire, comme si on avait glissé quelque chose dans son verre, comme si on lui avait fait prendre quelque chose. Titubant sous la pluie, il fit deux mètres, puis trois. L'épais pantalon de survêtement qu'il avait enfilé dans la voiture engoncé dans ses chaussures montantes, il savait qu'il avait du répit. Peut-être même assez pour rejoindre le Drunk Mermaid, s'éloigner de ce connard de Madden, et s'effondrer entre deux poubelles pour cuver son vin.
Insensible aux hurlements de ce dernier, il se contenta de lui envoyer un doigt d'honneur bien senti par dessus son épaule, progressant à pas traînants vers les profondeurs du quartier. Oh, il ne serait pas difficile à rattraper. Mais, les larmes de rage contenues dans ses yeux, des larmes qui ne tomberaient de toutes façons jamais, témoignaient que si Zachary tentait quoi que ce soit il s'en prendrait non pas une, mais une bonne quantité en travers de la gueule.

Te souviens-tu, Zachary ? Je sais pourquoi tu es venu me chercher, tout comme tu sais que j'aurais fait exactement la même chose pour toi. Mais tu sais, au fond, je me suis toujours demandé. Pourquoi est-ce qu'on est aussi incapables de se comporter des adultes, toi et moi ?
Te souviens-tu, Zachary ? Je t'ai frappé, quand tu m'as tenu dans tes bras. J'étais terrorisé, tout autant que toi. J'avais mal. J'avais peur. Mais tu m'as pas lâché. Tu m'as pas lâché alors que je m'effondrais.


Revenir en haut Aller en bas
avatar
Invité


Une seule seconde et tout bascule. Une seule seconde et le monde tel qu'on le connaissait disparaît. C'est une seconde que l'on voit rarement mais qui marque à vie. Elle laisse des traces indélébiles à l'intérieur et elle brûle à chaque fois qu'une situation se rapproche trop de son souvenir. Une seule seconde et plus rien n'est jamais pareil. Une seule seconde et le temps s'arrête, nos cœurs s'arrêtent, et tout implose.

La pluie, la rage, la peur et la haine ne me laissent pas le temps de voir arriver la chaussure qui m'éclate la lèvre dans un juron que je ne retiens pas. Je passe instinctivement ma main sur la lèvre que je regarde avant de lancer un coup d’œil à mon frère. Je pisse le sang et n'arrive pourtant plus à articuler. Il y a des années que l'on avait pas été aussi violents l'un envers l'autre. Alors pourquoi ce soir ? Pourquoi comme ça ? J'ai mal. Je crache par terre, comme un vieux réflexe, comme si ça allait atténuer la douleur.

Le temps de quelques secondes et voilà Kyle dehors, emmitouflé comme un bibendum qui râle sous la pluie. J'aurais aimé hurler un peu plus, aimer le rattraper et lui coller mon poing dans la figure, pourtant, pendant quelques instants, je suis paralysé par la peur.

Parce que je m'en souviens comme si c'était hier. Je me souviens de cette engueulade, des cris, de la rage. Je me souviens de trembler de colère et de ne jamais penser pardonner. Je me souviens que c'est allé tellement loin que j'ai cru que c'était un point de non retour, j'ai cru que je ne voulais plus de toi. J'y ai tellement cru que sur le coup, quand j'ai vu que tu n'étais plus là, je me suis vraiment dit « bon débarras ». J'ai honte, honte de cette pensée qui n'a durée qu'une seconde mais une seconde de trop. Je ne saurais même plus dire pourquoi on s'engueulait, simplement que je n'avais et n'ai jamais été autant blessé. Tu m'as fait si mal que je n'ai jamais cru pouvoir m'en relever. Mais je t'ai fait mal aussi, et je le savais. Je savais qu'à chaque coup, je le rendais. Je savais qu'à chaque cri, je hurlais aussi.

Mais c'est toi qui est parti. Toi qui a déserté. Et après cette honteuse pensée trop longue à mon goût, j'ai oublié. J'ai oublié l'engueulade et combien je t'en voulais. J'ai oublié tous les mots et les maux, j'ai juste eu mal parce que t'étais plus là. Et que je savais déjà que sans toi j'y arriverai pas. Alors j'ai cherché, partout. J'ai cherché à tous les endroits habituels, et même sur cette route sur laquelle on est. J'ai cherché à m'en épuiser, sans m'arrêter. J'ai tellement fumé que je toussais comme jamais. J'ai tellement peu dormi que tout me paraissait insupportable, insurmontable. Soixante douze heures. Soixante douze heures de souffrance, de peur et de doutes. Soixante douze heures de larmes et de haine envers moi-même que tu ne connaîtras jamais, dont tu n'entendras jamais parlé.

J'avais l'impression d'avoir perdu une partie de moi, et je savais déjà que si je ne te retrouvais pas, moi non plus je ne reviendrai pas. Je ne repasserai pas les portes de la maison sans toi, je n'affronterai pas Andy sans toi. Pas sans mon frère, pas sans ma famille. Et puis je t'ai retrouvé, là bas. Je t'ai retrouvé dans un piteux état mais t'étais vivant, t'étais encore là. Tu sais ce que je regrette, Kyle ? Tu sais ce que je regrette de cette époque là ?

C'est pas notre engueulade, c'est pas que t'aies craqué. Je regrette d'avoir pris quelques minutes de trop à te chercher, parce que sans ça, peut-être que rien de tout cela ne serait arrivé. Peut-être que tu serais un peu moins cassé. Peut-être que j'aurais un peu moins peur de te perdre à chaque fois que tu rentres pas, que j'aurais moins peur de pas te retrouver la prochaine fois. Mais j'arrive pas à te dire ça, j'y arrive pas. Parce que t'écoute pas, Kyle. Tu m'écoutes pas.


Les larmes qui coulent sur mes joues se fondent dans la pluie alors que je marche rapidement vers lui, prêt à exploser à nouveau. Mais malgré ma vision brouillée et la douleur lancinante dans ma lèvre je le vois tituber au loin. Alors je crie, pas pour l'engueuler cette fois mais réellement inquiet. Pourtant il ne fait pas la différence, pas à cette distance, pas sous la pluie, pas sous la colère aussi. Alors je me mets à courir pour le rattraper et à sa hauteur je ne hurle plus, je suis juste froid, parce que je suis incapable de faire mieux que ça.

« Arrête, tu vas t'éclater la tronche par terre si tu continues et tu vas finir par devoir nager jusqu'à la maison. » Pas très malin, pas très utile non plus. Je me rapproche de lui pour fixer ses yeux. « Kyle, j'sais pas ce que t'as mais t'es pas dans ton état normal là et j'ai pas envie de t'amener aux urgences, alors t'es bien mignon mais tu continueras à me gueuler dessus dans la voiture. » L'inquiétude prend le dessus sur tout et c'est peut-être ça, la différence avec l'avant Dublin, c'est que je ne suis plus capable de masquer mon inquiétude. « T'es pas en état là, rentre. »

Je pose une main sur son épaule, naturellement et pourtant avec tant de difficulté. Parce que j'ai peur, parce que j'ai mal. Et puis je sens son poids partir sous mon bras,  alors je le rattrape en quatrième vitesse dans une moue douloureuse, entre son poids et la lèvre qui saigne toujours autant. « Oh, Kyle, ça va ? Qu'est-ce que t'as ? » Je tourne les yeux aux alentours. Il faut qu'on soit seul, il faut qu'il ne risque rien. C'est la seule chose qu'Andy attend de moi, la seule chose que je puisse encore faire à peu près correctement : ramener Kyle en un seul morceau.

« Faut qu'on se casse de là avant que quelqu'un arrive. Tu peux marcher ? Ça va aller ? » Et puis, sans doute une phrase que je n'avais dit qu'une fois, ce jour là, à Dublin. Une phrase qui est valable chaque jour mais qui ne franchit que trop rarement mes lèvres. « J'suis là, appuie toi sur moi. » Mais incapable d'assumer, incapable de porter les mots qui ont le plus de sens dans notre relation, je suis obligé de rajouter. « On s'engueulera plus tard, je te dois au moins un beau coup de poing, je risque pas d'oublier. »

Mais la vérité c'est que je m'inquiète de plus en plus. Mon cœur recommence à se serrer comme ce jour là, comme si t'étais en danger. Putain, Kyle, j'ai vraiment peur pour toi. Qu'est-ce qui t'a foutu dans cet état là ? J'ai beau savoir que ce n'est pas entièrement moi, je culpabilise à nouveau. Quelques larmes coulent sur mes joues. Parce que c'est moi qui t'aies mis en colère, parce que c'est moi qui t'aies fait sortir de cette voiture. J'ai peur aussi, parce que je me demande si on t'a suivi, parce que je n'ai plus confiance en rien aujourd'hui. Mais merde, Kyle, t'es pas assez prudent. J'ai pas honte de toi et de ta tronche de petite sirène mais tu sais bien qu'on peut pas être nous mêmes partout dans ce monde.

J'ai peur que tu te sois encore mis dans des embrouilles. J'ai peur que cette fois-ci ce soit trop tard. Peur de ne pas entendre leurs pas à cause de la pluie. Peur de ne pas réagir à temps à cause de la fatigue. Et puis, t'imagines, Kyle, si j'avais pas répondu ? T'imagines si j'étais arrivé quinze minutes plus tard ? Tu serais où, là ? Et est-ce que j'aurais pu te retrouver cette fois ? Et si oui, dans quel état ?

Encore combien de temps on survivra comme ça, Kyle, dis moi ? Encore combien de temps on y arrivera tu crois?
Revenir en haut Aller en bas
avatar
Invité

J'ai peur, Zach. J'ai peur que tu m'abandonnes, j'ai peur de t'abandonner. J'ai si peur, au fond, Zach, si peur et je sais pas comment le montrer ni comment le dire. Tu crois que c'est facile, et je le crois aussi. Je crois que tout serait bien plus facile si nous étions capables de parler, si nous étions autre chose que des gosses. Mais on est des enfants, Zach, des enfants rongés par la terreur, déracinés et à deux mille lieues l'un de l'autre.

La voix de Zachary filtrait à travers les gouttes, étouffée par la pluie, et quelque chose n'allait pas. Un quelque chose qui gonflait dans ses entrailles, qui nageait dans son sang pour imprégner chacune de ses cellules. Ce n'était pas seulement la fatigue, ni même l'alcool, c'était autre chose. Comme une énergie sombre qui s'emparait progressivement de ses pensées et de son corps, et qui ne le laisserait pas autrement que mort. Une force extérieure et invisible qui l'empêchait de faire autrement que transposer le souvenir de cette maudite soirée à celle-ci, avec une facilité déconcertante. Pourtant il ne suffisait que de peu pour réaliser que c'était différent. Que tout était différent. Qu'il n'était pas en danger, qu'il ne risquait de perdre rien ni personne.
Mais c'était comme s'il était revenu à des années en arrière. Comme si le seul fait d'évoquer cette période, cette maudite ville, les avait transposés dans le passé.
Kyle marchait, oui. Il essayait. Mais son équilibre s'amenuisait dangereusement, et l'eau était tout autour de lui. Les gouttes s'écrasaient bruyamment sur le parapluie, au-dessus de sa tête. Il pouvait sentir la force des courants qui se formaient rapidement repousser ses pieds chaussés. Une bouffée de chaleur, une bouffée de malaise, et la sensation tourbillonnante qui revenait, le poussant à s'arrêter après avoir manqué de se ramasser. Son cœur battait contre sa tempe, tambourinant contre ses tympans à un rythme frénétique. Un chaud-froid. Une sueur glacée le long de son dos. Il se sentait en plein naufrage.
Mais quel besoin aurait-il eu de le dire à Zachary, tout ça ? L'autre lui aurait hurlé dessus, encore. Comme avant Dublin. Comme à chaque fois. Son "frère". Un nouveau pas en avant, sa main serrée avec force autour de la poignée du parapluie. Son frère n'était qu'un con. Son frère refusait qu'il s'amuse, qu'il fracasse le monde et lui avec. Son frère ne comprenait pas, alors que c'était facile, pourtant. Ce n'était pas en vivant la peur au ventre qu'on vivait. Ce n'était pas comme ça qu'il fonctionnait.

On se comprenait pas, Zachary, à cette époque. On refusait surtout de se comprendre. Mais, dans ce maudit bus, ça m'a sauté à la gueule. On se comprenait en réalité. Trop bien. Trop fort. C'était pour ça qu'on n'arrivait à rien toi et moi, tout simplement parce qu'on était aussi fracassés l'un que l'autre. Il a fallu que je souffre, Zachary, pour réussir à l'admettre. La leçon a été donnée, je l'ai bien reçue. Un peu trop. Et tu sais le pire dans cette histoire ? Comme ce soir, je ne me souviens de rien.
De rien d'autre que des bribes, que de flashes. Juste des petits fragments pour soixante-douze heures d'agonie. Et c'est toi qui m'a réveillé. C'étaient tes cris, c'étaient tes larmes, ça a été cette façon avec laquelle tu m'as ramassé, littéralement, dans ce coin de ruelle. J'ai souffert, Zachary, mais le pire c'était pas ce qui était arrivé à mon corps. Le pire c'était tes yeux. C'était l'inquiétude que j'y ai lue, c'était cette terreur si profonde. La même que la mienne.
La même que ce soir.


La même qu'il venait de croiser dans ces yeux trop grands, trop marrons, trop flous, alors que Zachary le poussait à le fixer. Incapable de garder le contact oculaire trop longtemps, le blond plissa les yeux. Les iris trop expressifs de son frère étaient noircis par l'inquiétude. Rougis par la terreur. Il parlait, il le touchait. Un électrochoc. D'un mouvement approximatif du bras, Kyle repoussa son frère avec plus ou moins de succès. Son flot incessant de paroles accentuait les à-coups de son cœur, contre sa tempe. Abrutissaient ses sens, et lui donnaient envie de se tirer d'autant plus.

-Casse-toi, connard, j'veux plus te voir...

Sa voix était pâteuse tant sa gorge était devenue sèche, et parler lui faisait mal. Suivant son mouvement initial, sa main poursuivit sa trajectoire pour se poser sur son visage. Il avait chaud. Il avait froid. Il se souvenait de rien, et la crainte que quelque chose de vraiment grave se soit produit grimpait en crescendo dans son subconscient. La même qu'il lisait dans le regard trop expressif de son frère adoptif. La même que ce soir.

Je t'ai jamais dit ce qu'il s'était passé, vraiment passé, pendant ces soixante-douze heures. Parce que j'en rêve, sans savoir ce que c'est. Si c'est des souvenirs, si c'est des cauchemars ou juste des illusions. Tu m'as jamais posé la question, parce que tu ne sais que trop ce que ça fait, Zachary. Tu ne sais que trop ce que ça fait, d'être tellement brisé par la vie que tu souhaiterais tout simplement ne plus vivre. Ne plus être là.
Je voudrais te comprendre, des fois, tu sais. Comprendre comment tu fonctionnes, me mettre dans tes chaussures. J'essaie, Zachary, si tu savais comme j'essaie. Tous les jours depuis Dublin, j'essaie mais je n'y arrive pas. Parce que je suis trop con pour ça. Parce que je sais pas ce que ça fait d'être toi. Parce que j'ai trop peur d'être toi.
Mais s'il y a bien quelque chose, c'est ta peur. Parce que si je te perdais, je sais même pas si je serais capable de survivre.


Une nouvelle coulée de sueur, le long de son dos. Le noir qui gobait progressivement sa vision périphérique, alors que les tambourinements de son coeur viraient à l'obnubilation. Sans bouger, il manqua de perdre l'équilibre. J'suis là, appuie toi sur moi. Un déclic, comme une gifle en pleine figure, qui fit repartir tout son système. S'agripper. Se raccrocher. Son frère était là. Ses doigts gantés s'enfoncèrent dans le bras du brun, alors qu'il lui lançait un regard affolé. Profondément terrifié.

-Zach, ça va pas...

Bravo, Captain Obvious. Une vague de frissons secouait son bras lorsqu'il le tendit à son frère, l'intimant silencieusement d'attraper le parapluie. Reprendre le contrôle de son corps venait avec sa dose de désagréments, alors qu'il le sentait se rebeller enfin contre la force parasite. Si bien qu'il eut tout juste le temps de se retourner avant de se plier en deux vers le sol, son estomac décidé à éradiquer le problème à la source. Une purge violente, douloureuse, qui précipita le malaise, qui lui arracha des larmes, qui provoqua un sifflement à ses oreilles et l'affreuse sensation qu'il était à deux doigts de passer l'arme à gauche. Mais son frère était là. Il pouvait sentir sa main dans son dos, à travers le tissu épais de sa parka. Il pouvait sentir son regard sur sa nuque. Il veillait sur lui, ce soir, toujours. C'était bien ça le problème. C'était aussi ça, la solution.
Misérable. Il se sentait misérable, alors qu'il peinait à se redresser. La sensation s'était atténuée, sans toutefois être totalement partie. Un poison plus qu'une simple cuite. Un corps étranger plus que juste de l'alcool. Ca ne partait pas, ça lui collait aux tripes. Ca avait vicié son sang. Levant finalement un visage pâle comme la mort vers le brun, Kyle croassa, la gorge en feu.

-Zach, c'est comme Dublin...

La même sensation. La même terreur. La même supplique silencieuse dans son regard, ce hurlement pour qu'il ne le laisse pas seul. Difficilement, il agrippa l'épaule du brun, le laissa l'entraîner vers la voiture sans la moindre négociation. Ce n'était pas le moment.
Parce que cette impression de perdre entièrement le contrôle, il ne la connaissait que trop. Parce qu'il l'avait déjà vécue toute ces années auparavant, et il savait parfaitement d'où ça provenait. Ce n'était pas l'alcool. Il aurait mis sa main à couper que quelqu'un avait définitivement mis quelque chose dans son verre. Si la raison lui échappait, Kyle n'était pas assez con pour ne pas savoir qu'il était temps de mettre les voiles. Pour ne pas savoir mettre toute sa confiance et sa survie entre les mains de son frère. Pour ne pas revivre la même chose que toutes ces années auparavant.

-J'crois que quelqu'un a foutu un truc dans mon verre...

Parler lui brûlait la trachée, mais il devait au moins cette explication à Zachary. Au moins celle-ci, à défaut de toutes les autres. Est-ce que c'était avant ou après la nénette au sourire dévastateur ? Est-ce que c'était elle qui l'avait empoisonné ? Il pinça fortement l'arrête de son nez, après s'être effondré plus ou moins avec l'aide du brun dans la voiture. Sa tête tournait tellement.
Il avait juste le souvenir d'une tignasse brune, et d'une paire d'yeux en amande d'un noir abyssal. Le même qui s'emparait de sa vision, quand il ne se forçait pas à la concentration.

-Faut pas qu'Andy me voit comme ça...

C'est ça que je t'ai dit, ce soir là. La première chose que je t'aie dite, quand tu m'as retrouvé. Fallait pas qu'Andy me voit comme ça, parce que je lui aurais brisé le coeur. J'avais fait assez de mal, je t'avais fait assez de mal. Je pouvais pas vous emporter tous les deux dans ma connerie.
Je t'ai dit merci, ce jour là. Une des rares fois où je l'ai fait. Parce que tu as compris. Tu as compris qu'Andy devait être protégé. De nous. De tout.
Mais je sais pas, Zach. Je sais pas quand j'apprendrai. Je sais pas quand je comprendrai, quand j'apprendrai. Je sais pas combien de temps on survivra, parce que je suis même pas certain qu'on le fasse, toi ou moi.
Tu crois qu'on y arrivera, Zach ? J'aimerais.
Putain, ce que j'aimerais.




Revenir en haut Aller en bas
avatar
Invité


Il y a des mots qu'on entend mille fois dans une vie, un million de fois. Des mots qui finissent par perdre leur signification littérale et devenir quelque chose de particulier pour nous. Il y a des mots qui changent de signification d'une personne à une autre, des mots qui deviennent tout autre chose que ce qu'ils étaient à la base. C'est un peu comme détourner la fonction d'un objet, se servir d'un livre pour caler une table bancale ou d'un tabouret comme table de chevet. Entre Kyle et moi, il y a un mot, comme ça. Un mot qui peut paraître violent à un sombre inconnu mais qui pour nous ne l'est plus vraiment. Connard. Les insultes, ces insultes qui blessent des gens profondément et qui pour nous ne sont que ponctuation. Y en a qui appellent ça l'amour vache, qui disent que c'est une façon comme une autre de prouver que l'on s'aime. Je n'y crois pas vraiment, je crois plutôt que c'est un moyen de se blesser mais se blesser avec précaution, se blesser entre nous. On ne sait que trop bien que le monde va nous blesser donc autant prévoir, le faire nous-mêmes, en se préparant, en sachant qui et comment on va nous blesser.

C'est une douce illusion que de croire que grâce à ça, le monde ne nous blessera pas. C'est une douce illusion que de croire qu'avec cette technique on échappera au pire, même venant des personnes les plus proches de nous. Et Kyle le prouve, encore une fois. En une seule phrase qu'il marmonne avec une force qui s'éloigne peu à peu de son corps. Connard. Un simple mot, rien de plus banal entre nous. Mais cette fois-ci c'est différent. Cette fois-ci, d'autres mots l'accompagnent. Des mots qui me blessent, qui me font serrer les dents. J'ai beau savoir qu'il n'est pas totalement lui-même, savoir que quelque chose ne va pas. J'ai beau savoir qu'il n'est pas dans son état normal, putain que j'ai mal. J'ai vraiment mal. La pluie, la situation, tout disparaît autour de moi pendant une seconde, le temps de crier sans qu'un son ne sorte de ma bouche, le temps de penser à des excuses que je ne dirai probablement jamais.

Et puis le violent retour à la réalité. La pluie qui glace mes os et commence à me provoquer des frissons. Mon cœur qui bat de plus en plus à mesure que l'inquiétude augmente. Mes yeux, qui s'habituent au noir mais certainement pas à la pluie qui me brouille de plus en plus la vue. Si quelqu'un arrive je ne le verrai pas, je ne l'entendrai pas. J'ai l'impression d'être seul au milieu du vide avec Kyle sous mon bras. Malgré le temps, j'aperçois son visage. Son visage plus pâle que jamais, des gouttes qui perlent sur son front trop blanc et son regard plus perdu que jamais.

Enfin non, pas jamais. Comme à Dublin, comme ce jour là. Mon cœur se serre un peu plus alors que les images me reviennent de plus en plus violemment dans la tête. J'insiste, fais en sorte d'être là cette fois, de ne pas le laisser une seule seconde. Et puis y a sa voix, plus brisée, plus torturée. Encore plus qu'à Dublin, sans doute parce que cette fois, on sait tous les deux ce qui se passe, que cette fois là, on a des souvenirs qui envahissent tous nos êtres et nous donne envie de hurler, de crier au monde entier que ça suffit. Je sais que moi, j'en ai envie. Pas de hurler sur Kyle, de hurler au monde de le laisser tranquille. Laissez mon frère, il a assez vécu, assez vu. Laissez mon frère, putain, laissez le, il mérite pas ça. Mais je ne dis rien, laisse juste une larme couler sur ma joue et lui dire en articulant comme je peux.

« Je sais, je sais. Mais je suis là. »

C'est trop peu, c'est trop rien par rapport à ce que je voudrais dire et faire. Je prends le parapluie qu'il me tend, me rapproche de lui pour le protéger au mieux. Je sens sa peau l'espace d'une seconde, une seconde suffisante pour que mon corps soit rempli de frissons tellement il est brûlant. C'est de pire en pire et plus on reste plantés là, plus c'est dangereux. Le temps de tourner les yeux pour vérifier une énième fois que nous sommes seuls et je perds mon emprise sur le blond. Mon frère plié en deux qui étale ses tripes sur le sol. Ma main ne le soutient peut-être plus mais elle n'a pas perdu le contact de son dos et il ne me faut qu'une seule seconde pour faire en sorte de le tenir un peu plus et lui dire dans un murmure presque inaudible. « C'est bon, ça va aller. »

J'essaie de m'en convaincre, sans doute plus que de l'en convaincre lui. Et pour être tout à fait franc, ça ne fonctionne pas vraiment. Kyle se relève doucement et je lui cède toute ma force pour qu'il n'ait pas à utiliser le peu des siennes. Sans dire un mot de plus, je fixe son visage, encore plus blanc qu'avant et lui accorde un demi sourire. Un sourire inquiet, trempé, glacé, mais un sourire qui lui dit que je ne le laisserai pas tomber, jamais. Sa voix, trop silencieuse, trop douce, trop tremblante. Sa voix s'immisce dans mes oreilles pour venir briser mon cœur, exploser mon âme et me faire découvrir un tout nouveau niveau d'angoisse. Les larmes coulent sur mes joues, cette fois-ci, elles n'ont pas une once de colère, simplement de la tristesse, des regrets et de la peur. Je fixe les yeux de mon frère et ne cherche même plus à faire semblant. Parce que j'ai trop peur, trop mal pour faire semblant.

J'aimerais lui donner tort, lui dire que ça n'a rien à voir. J'aimerais qu'il ne connaisse pas la sensation, encore moins qu'il la reconnaisse mais je reste muet, là, sous la pluie. Impuissant face à la douleur de mon frère, impuissant face au passé de mon petit frère. Je renifle, sens mes yeux brûler et reste incapable de parler. La seule chose que je restais capable de faire, c'était de le traîner jusqu'à la voiture. Sans jamais le perdre du regard, j'avançais, le serrant de toutes mes forces pour ne surtout pas qu'il m'échappe, pas cette fois. Il ne nous reste que quelques pas, presque rien. Presque rien pour que Kyle mette des mots sur ce que l'on ne s'est jamais dit de vive voix. Quelqu'un l'a drogué, encore une fois.

La gorge nouée, je lui dis d'une moue désolée. « Je sais mais ça va aller, j'te promets. » Parce que cette fois-ci, tu ne passeras pas une minute sans moi, cette fois-ci, rien ni personne ne t'approchera. Sentant de plus en plus mon corps brûler de douleur, de fatigue et de rage contre le monde, je suis soulagé d'arriver enfin jusqu'à la voiture, de pouvoir le glisser aussi délicatement que je le peux à sa place. Une fois certain que la pluie ne le touche pas, j'ouvre la porte arrière pour attraper des serviettes sèches et la bassine qui traîne. Je jette l'eau qui se trouve à l'intérieur par terre, ne rajoutant qu'une flaque à celles déjà existantes. Quelques gestes qui laissent le temps à Kyle de parler une fois de plus, d'ajouter ces quelques mots.

Des mots qui me ramènent à cet instant précis, ce jour là. Des mots qui me ramènent des années en arrière et soixante-douze heures trop tard.

Je me souviens de la ruelle. Je me souviens de ton visage. Je me souviens de la saleté, de la douleur. Je me souviens du soulagement presque instantané en te voyant et de la peur frappant de plus belle en m'approchant. Je me souviens de ce que je t'ai répondu, naturellement. Je me souviens que c'était une évidence, pas pour Andy, mais pour toi. Te protéger toi, te calmer toi. Te laisser le temps de redevenir toi-même et surtout de ne pas t'imposer encore plus de douleur que depuis ces dernières soixante-douze heures.

Et aujourd'hui, il n'y aura eu que quinze minutes, quinze de trop mais qui ont limité les dégâts. Pourtant, on se retrouve encore seuls, face au monde, toi et moi. Seuls à se battre ensemble sans avoir ni demandé, ni choisi. J'esquisse un léger sourire sans réellement savoir pour quoi et dis exactement comme ce jour là. « T'inquiètes pas pour ça, je sais où on va aller. » Un retour en arrière presque à l'identique. La seule différence étant que cette fois-ci je ne t'ai pas abandonné, encore moins poussé dans cette direction. Je claque la porte de la voiture, cours jusqu'à ma portière et me glisse à l'intérieur. Ma porte claque à son tour et instinctivement je ferme tout à clé. Je prends quelques secondes pour observer son visage encore trop pâle, monte doucement le chauffage et tends la bouteille d'eau que j'avais amenée.

« Tiens, il faut que tu restes hydraté même si ça te donne envie de vomir, d'accord ? » Ma voix est brisée, mon corps épuisé. Je démarre le moteur et tente de me concentrer quelques instants. J'y vois flou, trop flou pour que ce soit prudent. Pourtant je ne peux pas abandonner, pas cette fois, pas maintenant. « Si t'as besoin que je m'arrête tu me dis. » J'avance doucement, doucement jusqu'à la maison des parents d'Emily. Quelques pas de la notre.

J'ai la clef depuis que sa mère est malade. En cas d'urgence. Je n'aurais jamais pensé que l'urgence aurait été celle ci. « On va aller chez les Dunham, la mère est pas là, elle est en week-end ou je sais pas quoi. » Et puis, même si elle était là, je savais parfaitement comment ne pas me faire remarquer dans cette maison que nous ne connaissions que trop bien. Je ne peux pas m'empêcher de lui lancer des regards, de vouloir faire plus, faire mieux. J'aimerais lui demander s'il a trop froid, trop chaud. J'aimerais le forcer à parler pour ne surtout pas qu'il s'endorme dans la voiture mais je n'y arrive pas. Tout reste bloqué au fond de ma gorge et je ne peux pas non plus m'empêcher de fixer le rétro, devenir parano.

J'ai trop peur qu'on te veuille du mal. J'ai trop peur de ne pas être assez fort. Tu sais, Kyle, cette fois-là, je m'en veux pour ne pas avoir été là, ne pas avoir empêché ce qui t'est arrivé. Mais tu sais ce qui serait pire que ça ? Que je sois là, et que j'y arrive pas. Tu comprends, petit frère, je ne sais pas si je suis assez fort, assez solide pour te protéger. Je ne sais pas si j'y arriverai, et ça, ça, je ne me le pardonnerai pas, vraiment pas.

Une dernière larme coule sur ma joue encore trop humide. Je renifle, commence à tousser. On est presque arrivés.. « Tiens bon, on arrive. » Je tremble de plus en plus, prends des détours, pour être sûr que l'on ne nous suive pas. Des tours et des tours jusqu'à arriver à quelques rues et éteindre les phares. J'aurais aimé dire à Kyle que je ne m'inquiétais pas, que je maîtrisais mais aussi drogué soit-il, il allait remarquer. Alors je prends les devants. « C'est juste pour être sûr, ça va. »

Je tiens comme je peux, et utilise toutes mes forces pour ne pas craquer jusqu'à me garer devant la maison des Dunham, couper le moteur. J'aurais pu me garer plus loin, histoire d'être encore plus sûr. Mais je refuse de faire marcher Kyle plus que nécessaire dans cet état. Pourtant, avant de descendre de la voiture, je le regarde une fois de plus et dis. « Tu préfères que je t'amène à l'hôpital ? Andy n'en saura rien, je m'occuperai de tout moi-même. »

Parce que ce jour là, il était trop tard pour l'hôpital, trop tard pour tout. J'étais là trop tard et tout le mal était fait. Parce qu'aujourd'hui, j'ai trop peur de prendre les mauvaises décisions et de te mettre encore plus en danger. J'ai peur de ce qui peut t'arriver. Je te dis souvent que tu n'es pas responsable mais tu sais, je ne vaux pas mieux. Qui laisse son petit frère se tirer seul ? Qui le laisse seul pendant soixante-douze heures pour des bêtises ? J'ai peur, Kyle. J'ai peur que ça recommence.
J'ai peur qu'on te fasse tellement de mal que cette fois tu t'en relèves pas.
J'ai peur que tu me pardonnes pas, cette fois.
J'ai peur que ce soit trop tard, pour toi, pour moi.
J'ai peur de devoir me lever sans mon frère, sans toi.
J'ai peur, Kyle, peur d'imaginer un lendemain sans toi.
Tu comprends, Kyle ?

Je ne suis pas un bon grand frère, pas un bon ami. Je ne suis pas là quand il faut, pas là comme il faut. J'ai échoué une fois et j'ai tellement peur de le refaire encore là. J'ai peur de descendre de cette voiture, peur de faire n'importe quoi. Peur de tout rater une nouvelle fois. J'ai peur pour toi, Kyle, parce que j'ai pas confiance en moi. J'ai peur pour toi, parce que t'es en danger avec moi. Parce que j'suis pas un bon grand frère, parce que j'ai laissé le monde t'abîmer encore plus que moi.

Parce que les « Connards. » qu'on se disait n'ont rien changé, le monde t'a transpercé. Parce qu'il t'a laissé une cicatrice tellement grande qu'elle m'en fait saigner. J'ai peur Kyle, peur que cette fois le monde gagne, qu'on se relève pas. J'ai peur Kyle, peur d'être encore arrivé trop tard, peur que ce soit la fin, peur qu'il n'y ait plus de lendemain.

Revenir en haut Aller en bas
avatar
Invité

Il y a des choses auxquelles on s'habitue. Les insultes qui remplacent les mots d'amour, affectueuses, une ponctuation comme une autre. Le goût du sang, quand les coups sont mérités. Le goût du sang, sa sensation légèrement différente sur le palais, quand ils ne le sont pas. On s'habitue aux remords, on s'habitue à la gêne, on s'habitue même à la joie. Mais Kyle était incapable de s'habituer à l'expression qu'arborait maintenant son frère. Il était incapable de s'habituer à ces larmes, qui le renvoyaient toutes ces années en arrière. Son frère pleurait, et dans le chaos de ses pensées, dans la brume de la drogue, il savait que c'était de sa faute. Zachary était terrifié, Zachary était inquiet, Zachary était au fond du seau, et tout ça, c'était de sa faute. Comme à Dublin. Comme tant d'autres fois qu'il ne comptait même plus. C'était de sa faute, parce qu'il n'avait pas été responsable, parce qu'il n'avait pas compris.
Mais il comprenait une chose : Zachary était blessé. Profondément blessé. Et si sa voix se voulait réconfortante, Kyle en connaissait toutes les fluctuations par cœur. Sa voix trahissait la même chose que ces grands yeux trop marrons, trop rougis par la douleur. La même fêlure qu'il avait provoquée avec ses conneries.
Je suis désolé. Il aurait voulu le lui dire, mais il n'était même pas sûr de quoi. Désolé pour maintenant, désolé pour toujours, désolé pour demain. Il n'était pas certain du monde qui l'entourait, il n'était pas même certain d'être au présent et non pas revenu en arrière dans le temps. Désolé d'être moi, désolé d'être aveugle, désolé d'être aussi casse couilles. Désolé d'exister. Désolé de te briser comme ça, à chaque fois, parce que je suis trop con. Désolé que mon existence te pèse à ce point, désolé d'être trop con pour m'en rendre compte.
Désolé, Zach, j'aurais dû disparaître de ta vie avant que tu t'attaches. T'aurais eu un vrai frère, un qui t'aurait voulu que du bien, un qui aurait été sage. Un qui te ferait pas autant de mal que tu as l'air d'en avoir ce soir.

Mais Zach continuait. Zach continuait, sa voix brisée rompant le silence, Kyle étant tout bonnement incapable d'ouvrir la bouche sans avoir la nausée. Son estomac se balançait d'avant en arrière sous sa peau, se tordant encore, luttant toujours contre la sensation parasitaire occasionnée par la drogue. Ses doigts s'enroulèrent par automatisme autour des des rebords de la bassine, même s'il savait qu'il n'en ferait rien. Parce qu'il avait un peu de répit. Parce que Zachary était là, et qu'il n'allait pas empirer les choses en ravageant aussi sa voiture. Pas qu'il ne l'ait déjà fait. Mais pas ce soir.
Parce que ce soir, il avait honte. Parce que les images se superposaient, les souvenirs avec, à mesure que les minutes devenaient élastiques. S'il fermait les yeux, il pouvait voir leurs sourires. S'il les rouvrait, il était dans la voiture, jusqu'à ce que sa vision s'embrume et que la carcasse de la carrosserie se mue progressivement en cette maudite ruelle. Sans mot dire, pour ne pas blesser d'avantage son frère adoptif, Kyle se recroquevilla. Quand il fermait les yeux, il la sentait, la honte. La souillure. Cette violence dans tout son corps, sur son dos, dans ses reins. Quand il rouvrait les yeux, la souillure était toujours là, dans les larmes amères qui roulaient sur les joues de son frère.
Et garder les paupières ouvertes devenait de plus en plus difficile. Parce que Zachary était trop inquiet. Parce que sa terreur était trop persistante, parce que la drogue ne cessait de le tirer en arrière. Encore. Et encore. Ramenant les stigmates, les sensations, la violence. Lutter. Lutter pour survivre.

Je me souviens de tes yeux. Les mêmes que ce soir, Zachary, des yeux immenses rongés par un chagrin si intense. Si terrifiant. Avant de partir, j'avais aucune idée d'à quel point tu pouvais aimer, Zachary. Si fort. Sans demi-mesure. J'aurais jamais cru que tu m'aimais autant, et pourtant je ne me souviens que de tes yeux, quand tu m'as retrouvé. Des yeux si profondément blessés que, pendant un moment, j'ai cru que c'était toi qui avais souffert.
J'ai pas souffert, tu sais ? J'étais ailleurs. Je m'en souviens plus. Ils ont joué avec moi, puis ils m'ont jeté de l'eau à la figure pour que je me réveille. Et quand ils ont vu ce que j'étais, ils ont sorti les couteaux. Je crois. Je sais plus.
Je me souviens de mon silence, et du bruit de mes hurlements. Mais je me souviens pas de les avoir poussés, parce que j'étais ailleurs.
J'ai pas souffert, Zachary, parce que tu m'as retrouvé. Parce que c'est toi qui m'as récupéré, parce que c'est toi qui m'a ramené. On s'en fout au fond ce qui est arrivé, on s'en fout de ce qu'ils m'ont fait, on s'en fout qu'ils aient arraché mes écailles, qu'ils aient ravagé mes nageoires. On s'en fout que même des années après, elles soient toujours écorchées. Parce que tu m'as retrouvé, et tu m'as ramené. Tu m'as ramené alors que tout ce que je voulais, c'était que tout s'arrête.
Tu m'as sauvé, Zachary. Depuis qu'on se connaît, tu m'as toujours sauvé, et c'est comme ça que je te remercie.


Lutter. Lutter pour garder les yeux ouverts, pour ne pas tout revivre. Lutter, lutter pour se protéger, pour protéger Zachary. Lutter, lutter contre ces larmes qui montaient, contre le dégoût, contre la colère, elle aussi. Une colère du fond des âges, contre le monde et contre lui même, qui grondait pareille au tonnerre. Ses doigts enfoncés dans le plastique de la bassine, il ravala ses larmes et se tourna vers son frère. Lui adressa, d'une voix bien trop pâteuse, bien trop cassée pour qu'elle soit chaleureuse.

-Ca va aller, oui, Zach...

Il aurait voulu passer sa main dans sa tignasse pour une bourrade amicale. Il aurait voulu lui dire. Il aurait voulu l'apaiser, lui dire que ce n'était rien. Qu'il avait vu, connu, vécu, pire. Il aurait voulu que tout parte immédiatement, que Zachary n'ait plus à le voir comme ça, qu'il n'ait plus à souffrir lui non plus. Que ce soit fini et que le monde leur foute la paix une bonne fois pour toutes. Mais la drogue était tenace, suffisamment pour effacer l'ombre de sourire qu'il avait forcée, en direction de son frère. Il se sentait partir, à mesure que la voiture engloutissait les mètres. Et la voix de Zach qui l'apostrophait, au loin, le raccrochant à la réalité. Le raccrochant au présent, loin des monstres, loin des cauchemars, loin de cette adolescence qui était partie en lambeaux.

-J'ai confiance en toi...

Comme avant. Comme maintenant. Comme toujours. Il pouvait fermer les yeux, maintenant, parce qu'il savait qu'il avait Zachary à ses côtés. Une certitude qu'il n'avait pas, à l'époque. Qui avait tout rendu pire, plus sombre, plus violent. Mais il ne s'inquiétait pas, cette fois. Il savait ce qu'il avait.
C'était pire, en réalité. Parce que Zachary s'était creusé une place dans son coeur, cette journée là. Après ces 72 heures, il était arrivé, et avait assuré une place si énorme dans son coeur que Kyle ne supporterait pas qu'on le lui arrache. Tout serait pire, parce que c'était ça, le souci. C'était ce putain d'amour qu'il éprouvait pour son connard de frère et ce type trop parfait qu'était Andy qui le faisait continuer. Qui le poussait à vivre, encore. Toujours.
Les lumières extérieures s'imprimaient sur ses paupières fermées, laissant une étrange lueur aux bribes de souvenirs. Comme des ombres chinoises, comme pour se détacher d'avantage des horreurs. L'écho de ses propres cris battait contre ses tympans, assourdi par la pluie qui martelait le capot de la voiture. Un haut le coeur, qu'il ravala aussi sec. Zachary louvoyait, il le sentait dans les fluctuations de la voiture. A droite. Coup de couteau. Nageoire gauche.

-T'en mets du temps pour arriver...

Il marmonna, et la réponse de son frère lui arracha un sourire épuisé. La bouteille d'eau que son frère lui avait filée roulait dans la bassine, sur ses genoux, et il n'avait aucune intention de l'utiliser. Il n'avait aucune intention de repeindre l'intérieur des tréfonds de son estomac.
Finalement, il put sentir la voiture ralentir. Rouvrit difficilement un oeil, pour apercevoir l'imposante demeure des Dunham. Zach l'avait prévenu, mais Kyle ne s'en souvenait déjà plus. Considérant la masure l'air déconfit, il entendit les interrogations de Zachary de loin. Se tourna vers lui, et secoua lentement la tête. Ce simple mouvement réveilla sa nausée, mais il trouva la force de répondre.

-Il me faut une baignoire.

Ou une piscine, ou un point d'eau, n'importe quoi. Retrouver sa forme originelle lui permettrait de recouvrer plus rapidement ses forces, et tergiverser sur le où n'allait rien changer.

Je te connais, Zach. Je vois ta mâchoire serrée, je vois ton nez rougi, je vois les tremblements de ta lèvre inférieure. Je sais que tu vas mal, Zach, je sens que tu as plus mal que moi. Tu as toujours eu plus mal que moi. Parce que je suis habitué, moi, je sais ce que ça fait d'avoir toujours mal. Au corps. Au coeur. Mais pas toi. Toi t'es innocent, t'as toujours été innocent. T'as jamais demandé toute la douleur que t'a apporté le monde, et pourtant, il a toujours continué à te battre, cet enfoiré.
Je veux que t'arrêtes de t'inquiéter, parce que ça va te tuer. Je veux pas que tu meures, et encore moins que ce soit à cause de moi. Alors j'ai appris. J'ai appris que ça servait à rien de négocier ou d'exiger quand t'es dans cet état. J'ai appris que tout ce que je pouvais, c'était attendre. Jusqu'à trouver le moment où tu baisses ta défense pour t'apaiser à mon tour.
Je veux ça, Zach. Je veux que tu te calmes, que le monde se calme, que tu retrouves la paix, que tu arrêtes de pleurer.
Que t'arrêtes avec ces larmes contre lesquelles j'ai jamais su lutter.


Il se haïssait, d'être dans cet état. Il se haïssait, mais pour une fois la colère n'était pas suffisante pour lui permettre de bouger. D'agir. Desserrant finalement ses poings de la bassine, Kyle écrasa les larmes qu'avaient tirés les souvenirs et tenta de se mettre en mouvement. Ses gestes étaient fébriles. Saccadés. Il attendit que Zach fasse le tour de la voiture pour en sortir finalement, prenant l'air frais et humide de l'extérieur à pleins poumons. Les sens engourdis, il pouvait toutefois sentir les tremblements de son frère alors qu'il s'appuyait sur lui. Zachary avait l'air si fragile, ce soir. Tout aussi, sinon plus misérable que lui. Une révélation qui le réveilla, sporadiquement. Suffisamment pour qu'ils trépignent, parapluie fermement placé au-dessus d'eux, jusqu'à la porte d'entrée.

-Ca va aller, Zach, j'suis toujours là... Amène moi à une baignoire, ça va aller...

La maison des Dunham. La bâtisse sentait le renfermé et la pisse de vieux. L'énorme pendule à battants dans l'entrée l'avait toujours fait flipper, quand il était ado. Des vitrines s'étalaient le long du vestibule, présentant fièrement une collection de bibelots anciens qui n'avaient de valeur que le kitsch qu'ils représentaient. La Mère Dunham n'avait jamais été connue pour son goût. Et pourtant, il était reconnaissant, ce soir. Reconnaissant que ses goûts de merde soient tellement omniprésents, remplissant ses yeux et ses sens, alors qu'il était en train de s'écrouler. Alors que Zachary était lui aussi en train de s'écrouler.
Parce que tous ces souvenirs effaçaient les autres. Tous ces emblèmes de leur jeunesse, du temps perdu entre ces murs, les cris, les rires, les conneries, envahissaient l'espace et remplaçaient les hurlements et la terreur passés. Remplaçaient les murmures entre Andy et Zach, quand ce dernier l'avait ramené de Dublin et que Kyle avait passé deux semaines dans sa chambre. Il n'en sortait que pour survivre. Le reste du temps, c'était le noir.

-Tu te souviens, l'escalier ? Le nombre de gamelles qu'on s'est prises sur cette saloperie !

Sa voix était blanche. Faible. Il était loin, si loin. Il était si loin, et pourtant il tentait de se raccrocher à Zachary, encore. A ramener Zachary, loin de ses problèmes, loin du passé. Loin de ce passé.

Te souviens-tu, Zachary ? Te souviens-tu des moments où on a été heureux ?
Te souviens-tu comme ils étaient mieux, bien mieux, que ceux où on l'était plus ?


Lentement mais sûrement, ils progressèrent le long de l'immense bâtisse. La Mère Dunham avait toujours été une poule de luxe, et elle n'habitait pas dans un petit HLM ringard, non. Elle vivait dans une villa... Un manoir... Un château... ? il ne savait pas comment qualifier la demeure, mais c'était putain de grand. Trop grand pour quand il était plus jeune, et trop grand maintenant, alors que ses jambes se dérobaient sous son poids. Mais la vie luxueuse a ça de bon qu'elle signifie une bonne quantité de salles de bains. Par chance, ils ne mirent pas longtemps à atteindre la plus proche. Sans un mot, Kyle se laissa glisser hors des bras de Zachary et se traîna vers la faïence la plus proche. Y déposa ce qu'il restait du contenu de son estomac, le temps que son frère laisse couler de l'eau dans la baignoire. Il avait chaud. Il avait froid. Sa vision tendait toujours vers le trouble, son corps menaçait toujours de lâcher, mais il se savait en sûreté. Cracha le filet de bile au fond de la faïence, avant de réaliser que ce n'étaient pas des toilettes. Espérons que la Mère Dunham n'ait pas oublié ce qu'était une femme de ménage, et que cette dernière soit efficace. Au point où il en était, de toutes façons.
Toujours prostré devant le bidet, il enleva difficilement ses vêtements. Se rappela qu'il était en commando sous son bermuda, et que la filles aux grandes ratoches de plus tôt y était certainement pour quelque chose. Le soulagement, la sensation de sécurité et le besoin de chasser tous les souvenirs de son esprit aidant, l'alcool refit une percée. Lui arracha un gloussement lointain. Il perdait autant l'esprit que Diane Dunham. A la bonne heure.

S'efforçant au calme, il cracha une nouvelle fois dans le bidet et activa le robinet. Passa tout juste sa main sous le jet d'eau, juste assez pour se débarbouiller sans se transformer. Il avait suffisamment pesé sur Zach. Il n'allait pas lui infliger sa masse toute entière plus celle de ses écailles en prime. Et Zach avait l'air si faible... Si faible et misérable.

-Je pense pouvoir monter, t'occupe...

C'était faux. Mais Zach avait suffisamment donné pour ce soir. Dans un dernier soubresaut d'énergie, il se traîna jusqu'à la baignoire. Prit appui sur le rebord pour s'y glisser sans la moindre grâce, et laisser l'eau toute entière le recouvrir. L'engloutir. La transformation n'avait rien de plaisant, mais il garda la tête sous l'eau tout du long, jusqu'à ce que ses jambes se soudent, ses nageoires se déploient et ses branchies prennent le relais. Et, pour la première fois depuis que Zachary l'avait récupéré, il avait enfin la sensation de respirer.
Il resta submergé quelques instants, ses nageoires battant mollement l'eau tiède. Avant de donner un coup de hanches, et balancer sa queue par-dessus le rebord de la baignoire, remontant enfin hors du bain. D'une main lasse, il se frotta le visage. Le goût de la bile restait au fond de sa gorge, mais c'était passager. Tout n'était que passager.

-Si je choppe l'enculé qui m'a fait ça...

Il se tourna vers Zachary. Ses iris étaient déjà plus clairs, mais les prunelles marrons de son frère le jaugaient avec toujours la même fatigue. Une fatigue profonde, pas seulement physique. Plus à même de faire un effort, il s'appuya sur le rebord de faïence, et tendit une main mouillée vers les traits tirés de son frère. Remplaça l'eau salée de ses larmes par l'eau tiède du bain, maladroitement, du bout de l'index.

Ca va, maintenant, Zachary. Tout va mieux. Arrête de pleurer, tout va mieux.


-T'as une tête de cul, connard.

Merci Zachary. Merci pour cette fois. Merci pour toutes les autres fois.


-J'sais pas ce que j'aurais fait sans toi.

C'était sorti tout seul. Il y a des choses auxquelles on s'habitue, et il y a les autres. Comme de dire à son frère qu'on l'aime. Comme de lui dire merci, pour sa patience, pour sa gentillesse, pour son amour. Pour cette étrange filiation, pour cette étrange connexion qu'ils avaient fini par construire au fil des années. Merci pour toi, merci pour ton existence.
Merci, mon frère.

-Va pas bosser demain, faut que tu te reposes... Je les appelle. Je leur dis que j'ai merdé, qu'à cause de moi t'es pas capable de taffer correctement.

Accepte, Zachary. Accepte que je t'aide, comme tu m'aides toi aussi. Comme tu m'as toujours aidé. Accepte de t'appuyer sur moi, de temps en temps. De te reposer sur moi. Parce que tu me dis toujours que tu es là, tu me dis toujours que je peux compter sur toi. Mais c'est pareil pour toi.
Ca a toujours été pareil pour toi.



Revenir en haut Aller en bas
avatar
Invité


Y a des mots qui ne se disent pas, y a des mots que personne n'arrive à prononcer. Y a des choses qui restent coincées dans nos gorges et qu'on a beau vouloir crier, on y arrive pas. On a trop d’ego, trop de fierté, trop de connerie. J'aurais voulu te dire tant de choses, pendant ce trajet, j'aurais voulu revenir en arrière et tout recommencer. J'aurais voulu te dire que je ne te laisserai jamais, que je ne referai plus jamais les erreurs du passé. Mais j'y arrive pas, j'arrive pas à l'articuler, j'arrive pas à te dire les choses qui comptent. Alors je dis des choses sans importance, je dis des choses que l'on peut dire à un inconnu mais j'espère que tu sais ce que j'essaie de te dire. J'espère que tu comprends tout ce que je n'arrive pas à prononcer parce que ça me tue d'imaginer que tu ne le saches pas.

Ça me tue de penser une seconde que tu saches pas combien je tiens à toi, combien je suis désolé pour tout ça. Et puis je m'en veux encore plus, maintenant. Je m'en veux encore plus, parce que t'as réussi à le dire toi, malgré ton état. J'ai serré les mains sur le volant et j'ai senti mon cœur se briser, parce que même dans cet état, tu arrives à dire que t'as confiance en moi. Tes mots sont toujours violents, toujours trop bruts, trop grands. Parfois c'est les insultes, parfois c'est les conneries que tu racontes et puis parfois, comme maintenant, c'est ton honnêteté qui est trop brute. J'ai beau avoir besoin de ta confiance, avoir besoin que toi aussi t'y crois, j'ai mal quand j'entends ça. Parce que j'ai peur de te décevoir, tu sais. J'ai peur de ne pas être à la hauteur, de ne pas être celui que tu voudrais que je sois. J'ai peur de te perdre parce que t'as eu trop confiance en moi, parce que t'as trop cru en moi.

J'avais beau avoir demandé s'il fallait amener mon frère à l'hôpital, je savais sa réponse avant même qu'il ne la prononce, c'est sans doute pour cela qu'il ne cherche même pas à me contredire, prends simplement la peine d'articuler ce qu'il veut vraiment. Une baignoire, de l'eau. J'acquiesce sans un mot, sens tous les muscles de mon corps me brûler un peu plus fort mais tente de garder un minimum le change. Je n'attends pas une seconde pour faire le tour, courir sous la pluie. Les gouttes martèlent ma peau comme des couteaux et mon souffle se saccade au même rythme que mon propre cœur. J'ouvre enfin la porte de la voiture, pour observer à nouveau mon frère. Pour me prendre une nouvelle fois la réalisation dans la gueule que ça ne va pas, que rien ne va. Ni ce temps de merde, ni cette ville de merde. Me concentrant autant que je peux, je ne me focalise que sur une seule chose : le faire rentrer en toute sécurité. Alors pendant quelques instants, j'oublie les tremblements, j'oublie la douleur. J'oublie que j'ai peur, que j'ai froid, j'oublie que j'y vois flou et que je ne sais même plus comment je tiens debout. Je glisse mon bras sous le sien, prends le temps de le couvrir et de ne surtout pas laisser cette pluie massacrante le toucher, l'effleurer. Trop concentré sur mes gestes, sur la survie de mon frère, je ne pense même plus à parler, à le rassurer. Alors c'est lui qui le fait, après quelques pas. C'est la voix pâteuse du triton qui prend toute la place et qui cherche à me rassurer moi.

Et j'me dis que j'suis pas assez fort pour toi.
Et j'me dis que j'suis désolé d'être comme ça.


Pourtant je ne dis rien de tout ça, je fixe juste ses yeux fatigués dans un sourire plus doux que jamais. Je sors les clés de mes poches et ouvre la porte d'entrée d'un coup pas forcément délicat. Il suffit d'une seconde pour que la porte se referme derrière nous et que l'ambiance change tout d'un coup. La pluie est lointaine et notre silence lui, bien trop présent. Les bourrasques de vents ne sont plus qu'un sifflement alors que nos reniflements, eux, envahissent l'espace qui nous entoure. Je lève les yeux sur les lieux que je connais par cœur et ressens cet étrange sentiment de sécurité. La maison des Dunham n'a jamais été un réel lieu que l'on a pu appeler « chez nous », Emily elle-même ne pouvait pas vraiment considérer cette maison comme chez elle mais aujourd'hui, tout avait un goût différent. Le goût du connu, les traces des souvenirs. Peut-être pas les souvenirs les plus joyeux mais certainement pas les plus malheureux et pour ce soir, c'est suffisant. Parce qu'on est en sécurité maintenant. Et puis y a sa voix qui comble à nouveau le silence, sa voix qui embrasse le côté rassurant et qui en rajoute une couche.

Parce que t'es comme ça, toi.
Le poisson qui voit toujours le verre moitié plein.
T'es celui qui me dit que ça finira toujours par aller, celui qui m'dis que t'es heureux.
T'es celui qui transforme la peine en rire.
Tu sais combien je suis fier de toi, Kyle ? Fier de ce que tu es devenu ?


« Le nombre de fois où t'as voulu me tuer discrètement plutôt. » Un sourire en coin alors que nos voix sont trop faibles, alors que les mots n'arrivent pas à prendre le dessus complet sur le reste, mais c'est pas grave, parce qu'on essaie, parce qu'on y croit. Kyle toujours sous le bras, je m'appuie contre les murs, les meubles, tout et n'importe quoi. Je refuse de le lâcher, de lâcher prise maintenant mais chaque seconde devient plus dure que la précédente. Le soulagement de voir la première salle de bain se dessiner sous nos yeux me semble partagé. Parce qu'on en peut plus, parce qu'il faut qu'on arrête de bouger. Mais pour autant, j'ai ce sentiment horrible qui me tiraille jusque dans les entrailles lorsqu'il s'éloigne de moi, lorsque sa chaleur, trop forte, se détache de mon corps.

J'ai l'impression d'avoir perdu. J'ai l'impression de t'avoir perdu.

Alors brisé mais sans un mot, je m'avance derrière lui en titubant. Je laisse ma main l'effleurer alors qu'il écrase son visage sur la faïence. D'une main distraite, je fais couler l'eau du bain, y glisse mes doigts qui brûlent instantanément sous l'effet du choc, du chaud et froid. Pourtant je ne réagis pas, incapable de le quitter du regard un seul instant, trop apeuré qu'il disparaisse en un clignement. Pendant les minutes qui suivent, je deviens observateur de cette scène impensable. Je vois Kyle, repeindre le bidet, j'ai envie de rire sans en être capable. Je le vois s'acharner contre ses fringues et me dit que s'il pouvait, mon frère vivrait nu, peu importe la saison et la situation. Et malgré toutes ces pensées, je suis incapable de lui dire quelque chose de positif, quelque chose de rassurant. Parce qu'il y a cette douleur au fond de moi, cette douleur qui diminue pas. Et durant ce laps de temps, Kyle pare à nouveau, dit qu'il peut se débrouiller sans moi, alors je referme doucement mon poing tremblant dans un hochement de tête qui se veut approbateur.

Pardon de ne pas être assez fort pour toi.

Je baisse les yeux, le vois se jeter dans cette baignoire, se changer, retrouver ses écailles. Je profite de l'instant pour me laisser glisser contre cette dernière, jusqu'à finir par terre. Je profite de cet instant pour sentir l'eau qui va sauver mon frère s'écraser sur mon bras qui tient la faïence à défaut de le tenir lui. Et puis Kyle ressort la tête de l'eau, laisse ses nageoires s'échouer au bord du bain et par réflexe sans doute, j'étends mes jambes sur le sol à mon tour, posant ma tête contre le mur.

Et c'est juste comme ça, juste avec ces quelques secondes que la panique retombe. C'est juste avec ça, rien que ça, que je suis sûr que l'on est en sécurité. C'est juste avec ses nageoires, cette baignoire, que j'arrête de me battre, que j'arrête de lutter et que je recommence un peu à respirer. Kyle casse le silence et le calme qui avaient quelque chose de reposant eux aussi mais je suis incapable de lui répondre sur l'instant. Parce que j'ai eu trop peur, parce que je suis trop fatigué. Alors je le regarde, je fixe ses yeux pour lui dire que non, on ne choppera personne, parce qu'il est hors de question qu'il risque de crever. Je le regarde et je le fixe en lui disant que s'il essaie, j'irai lui casser la gueule moi-même. Mais pas ce soir, juste pas ce soir.

La main tiède de mon frère se pose avec une délicatesse dont on fait rarement preuve sur ma joue. Je lui souris, à sa remarque.

« T'as pas vu la tienne. » Une réponse presque étouffée dans une voix qui s'est trop retenue de hurler.

T'es en sécurité maintenant, tu m'entends ?

Et puis y a ces mots, ceux que d'ordinaire on ne se dit pas, ni lui, ni moi. Y a ces mots qui prennent toute la place dans ma tête fatiguée et dans mon cœur abîmé. Y a ces mots trop forts, trop bruts, qui me touchent plus qu'il ne peut l'imaginer. Je suis incapable d'y répondre, alors je fixe ses yeux et lui souris.

Tu seras jamais sans moi, jamais.

« T'es mon frère, t'aurais fait la même chose pour moi. »

J'y mets tout mon cœur, pour tenter de te dire combien j'veux pas te perdre. J'espère que tu l'entends, que tu le comprends.

Je renifle tout en posant un doigt dans l'eau tiède et jouant avec. Mon corps commence à se réchauffer et mes pensées s'éclaircir.

« J'irai pas bosser demain si tu veux mais te mets pas en cause. On dira que je suis malade et que j'veux pas transmettre quoique ce soit aux patients. » Hors de question de l'incriminer, de le tenir responsable de quoique ce soit. Hors de question de blâmer mon propre frère pour un connard qui drogue les gens. Hors de question qu'il passe pour celui qui m'empêche de dormir volontairement alors qu'il avait juste besoin de moi, vraiment besoin de moi.

Je pose mon regard sur ses nageoires abîmées un instant avant de retrouver son regard. « Tu te souviens quand on venait ici pour jouer ? On faisait couler un bain dans chaque baignoire pour savoir laquelle était la plus confortable. » Ma voix cassée laisse malgré tout entendre la douceur du souvenir alors que mes doigts jouent toujours dans l'eau.

Le temps des souvenirs et d'entendre nos rires de gamins, j'appuie un peu plus ma tête contre le mur et prends deux secondes pour fermer les yeux. Durant ce laps de temps, de ma main libre j'attrape le paquet de cigarettes défoncé qui traîne dans ma poche. Glissant l'une des clopes à mes lèvres je regarde mon frère avant de l'allumer. « Si tu préfères que je fume pas y a pas de souci, j'descendrai tout à l'heure. »

Mais pour le moment je reste avec toi.

Je pose le paquet et joue avec le briquet entre mes doigts. J'aimerais que cet instant précis dure éternellement, parce que l'inquiétude est partie mais aussi parce que le temps que l'on parle sérieusement n'est pas encore arrivé. Pour le moment, on est dans cette espèce de réalité où il n'y a que nous, seulement nous. Personne n'essaie de nous tuer, personne ne nous fait du mal. Et ça, ça fait tellement de bien. Mais je sais que ce n'est qu'une illusion, qu'un bonheur éphémère, alors je prends les devants, et me mets à parler.

Sans le regarder dans les yeux mais parce qu'il faut aussi que je lui dise, il faut aussi que j'arrive à lui parler.

« Kyle, je sais que j'suis souvent qu'un sale con. Je sais que je t'emmerde et que je suis tout le temps sur ton dos. J'sais que j'te soule souvent mais j'veux pas te perdre, tu comprends. » Les mots me font mal et pourtant je sais que je dois continuer, avant qu'il parle, avant que je n'y arrive plus. « J'suis pas doué avec les mots mais quand il y a eu Dublin j'ai cru que je te reverrai jamais, que j't'avais perdu. T'es mon frère, Kyle, et j'peux pas te perdre, tu comprends ? Ce serait comme m'arracher une partie de moi. Alors j'sais que tu crèves d'envie de trouver le mec qui t'a fait ça... »

Et moi aussi, putain. Moi aussi, j'ai envie de le faire souffrir et qu'il ne puisse plus jamais faire de mal à personne, surtout pas à toi.

« Mais le fais pas, s'il te plaît. Te mets pas en danger plus qu'on ne l'est déjà. J'veux pas te perdre, tu comprends ? »

Les mots sont presque des murmures, comme si on donnait la parole à un type qui n'a pas parlé depuis dix ans. Et c'est long, dix ans. Les dix ans de peur, de doutes, depuis que t'es arrivé dans ma vie. Les dix ans où j'ai appris ce que c'était qu'une famille et vraiment tenir à quelqu'un. Les dix ans durant lesquels t'es devenu mon frère. Les dix ans qui m'ont permis d'affirmer pour la première fois de ma vie que je serai capable de mourir pour quelqu'un d'autre, pour ma famille. Et c'est peut-être une famille bizarre, entre Andy, toi et moi. C'est peut-être une famille que les gens comprennent pas mais moi je sais, tout au fond de moi, que j'aurais jamais pu avoir une meilleure famille que celle là.

« Un jour, t'auras ta revanche sur tout ça, parce que tu méritais rien de tout ça. Mais fais pas de connerie, et pars plus jamais, s'il te plaît. »

Je finis par me taire, alors qu'une larme se glisse sur ma joue déjà humide et que je finis par oser poser mes yeux dans les siens. Il aura fallu dix ans. Dix ans pour dire ce genre de choses à voix haute. Il aura fallu beaucoup trop d'épreuves, d'insultes, de coups, de beuverie, mais j'ai réussi. Je referme ma main au dessus de l'eau pour finalement dire, d'une voix que je tente malgré tout de maîtriser.

« Tu veux quelque chose à boire ou à bouffer ? Le frigo est toujours rempli ici. »

Peut-être pas la meilleure proposition vu l'état de mon frère mais le meilleur moyen de détourner la conversation et de laisser ce moment gravé dans ce laps de temps. Parce qu'on reste trop têtus, trop bornés pour ne pas finir par ne plus savoir quoi dire, ne plus savoir quoi faire. Alors j'anticipe, comme d'habitude, j'anticipe les chutes et fais tout mon possible pour nous les éviter. Surtout ce soir, parce qu'on a assez donné.
Revenir en haut Aller en bas
Contenu sponsorisé
Revenir en haut Aller en bas
 
I'll keep coming || Zach
Voir le sujet précédent Voir le sujet suivant Revenir en haut 
Page 1 sur 2Aller à la page : 1, 2  Suivant
 Sujets similaires
-
» Hit the road (zach)
» Death is close (Zach)
» whatch your back, they're coming for you + Morrigan&Ezeckiel
» « Heart broken » Josh&Zach
» (nath&zach) vigorous and angry, watch them pounce

Permission de ce forum:Vous ne pouvez pas répondre aux sujets dans ce forum
► URBAN LEGENDS :: Archives de UL V3 :: Ecrits :: Les écrits-