Ce qu'il a vécu en Afghanistan l'a considérablement marqué et il en conserve un véritable traumatisme qui l'a complètement changé de celui qu'il était. D'un homme utopiste, aimable et avenant, il est devenu celui d'aujourd'hui : cynique, narquois et désobligeant • De ce fait, il se sent en marge de la majorité de la population qu'il peut trouver parfois bien naïve et futile, d'autant plus chez certains humains qui, en plus de ça, ignorent tout des créatures qui les entourent • Il n'en conserve pas moins un humour qui ressemble à présent au fond de sa pensée : cru, noir et tranchant • La main froide de la Mort est passée si près de lui qu'il l'appréhende à présent et s'attend presque à la croiser à chaque coin de rue, comme si elle venait réclamer son dû, en s'en prenant à lui ou à d'autres pour lui faire regretter de lui avoir échappé • Il a maintenant la colère facile et violente, et, bien qu'il tâche de ne pas s'en prendre à ceux ne le méritant pas (d'après lui), les murs et le mobilier autour de lui font souvent office de dommages collatéraux • Il en devient intimidant pour certaines personnes ayant pu expérimenter une ou plusieurs de ses colères, mais il ne s'en rend pas forcément compte • Sa franchise et son détachement total vis à vis de l'opinion de ceux dont il n'a rien à faire lui valent parfois des paroles déplacées ou des actes mal interprétés qui peuvent mener à des conflits qu'il s'attire inconsciemment • Pour autant, il fera face à chaque conflit qu'il aura provoqué, involontaire ou pas, que ce soit par les gestes ou par la parole • Il n'a pas de grande considération pour autrui, mais de rares individus sont parvenus à percer au travers de ce bouclier qu'il dresse entre lui et la réalité, sans forcément s'en rendre compte. À ceux là, il voue une loyauté sans faille. • Il semble et est persuadé d'être imperméable à tout sentiment. Pourtant, sa possessivité et sa jalousie maladives envers celle qu'il dit encore être sa cliente a de quoi semer un doute qu'il balaiera en se disant simplement préoccupé par la tâche qui l'incombe vis-à-vis d'elle. • Il en devient surprotecteur et outrepasse très régulièrement son statut de garde du corps sans vergogne en chaperonnant la jeune femme plus que de raison • Déterminé et volontaire, il a horreur que l'on se mette en travers de sa route et que l'on contredise ses décisions •
- Je sais même pas ce que je fous ici.Le regard vide de Gareth fixe un point imaginaire que la psychanalyste n'essaie pas un seul instant de retrouver. Le divan en velours rouge est resté vide alors que le soldat gît dans son fauteuil roulant flambant neuf, la jambe étendue dans un plâtre encore immaculé et percé de dizaines de broches. Il n'y a pas besoin d'être un fin observateur pour deviner que l'état de cette jambe est proche de celui de son esprit.
- D'autres le savent pour vous, Gareth, et ils s'inquiètent. Si vous le voulez bien, nous allons tâcher de vous aider à aller mieux.Les yeux de l'intéressé se relèvent brusquement vers la psychiatre qui se fige instantanément sous la froideur et la noirceur qu'elle y lit. Quand bien même est-elle habituée à traiter des vétérans de guerre, elle ne s'est toujours pas faite à cette douleur qu'elle lit en eux.
Gareth la fixe d'un regard empli du dédain de celui qui sait. Il sait que cette guerre n'apporte rien de plus que des veuves et des orphelins et que s'y mêlent des intérêts qui dépassent l'entendement humain pour l'avoir appris à ses dépens.
- C'est un peu tard pour s'inquiéter, vous croyez pas ? Ironise-t-il en désignant sa jambe du menton, ne sachant même pas s'il sera capable de remarcher un jour.
C'est comme s'il sentait encore cette poutre métallique peser sur sa cuisse alors que ses oreilles sifflaient sous le bourdonnement de l'explosion et que ses yeux se remettaient tout juste de la vive lumière qui l'avait accompagnée.
Autour de lui, ses compagnons d'armes s'affairaient à essayer de le sortir de là en jurant que leur ennemi paierait cette attaque. Mais ils étaient loin de s'imaginer que cet ennemi n'était pas celui contre lequel ils pensaient se battre.
Cette explosion d'énergie n'avait rien d'une bombe, ni même d'une mine, pas plus que cette silhouette placide qu'il avait aperçue était celle d'un humain. L'homme qu'il avait entraperçu dans ce brouillard de poussière était bien trop calme et serein pour un champ de bataille, et ce regard empli de dédain qu'il avait lancé aux soldats américains avant de disparaître dans un battement d'ailes ne laissait rien présager de bon.
Le Djinn avait de quoi être fier du charnier qu'il avait exaucé dans cet immeuble désaffecté où les troupes américaines s'étaient retranchés. Les ruines avaient enseveli les trois quarts de la compagnie, et du quart restant ne tenaient debout que ceux qui usaient de leurs dernières forces pour secourir le secourable.Les narines encore emplies de cette odeur de Mort, Gareth serre les poings sur les accoudoirs de son fauteuil et reporte son regard sur le point inexistant qu'il fixe de nouveau. Il se sent faible, inutile dans cette chaise sur roues alors que ses frères encore valides sont restés au front sans savoir quel est leur plus dangereux ennemi. L'esprit du rescapé prierait presque pour que ç'ait été l’œuvre d'un chasseur Dux Tenebris un peu trop zélé qui aurait porté son attaque sur le métamorphe plus que sur ses compagnons d'infortune, mais il craint plus encore qu'il ait été un confrère de l'Organisation aux idées extrêmes et sordides envers le genre humain.
Ses paumes se tournent vers le plafond blanc et le soldat les fixe sans un mot, comme s'il y voyait le sang qu'il a lui-même fait couler. Et s'il avait s'agit de l’œuvre désespérée d'un afghan pour protéger les siens ? Et si, le monstre, c'était lui ?
- Vous ne pouvez pas vous sentir coupable de ce que vous avez réalisé Gareth. Vous avez œuvré pour le bien et la liberté du peuple afghan.C'est la colère qui enflamme le regard qu'il relève à nouveau vers la psychanalyste dont les doigts se crispent sur le crayon qu'elle tient. De toute évidence, Gareth n'est pas de son avis.
•••
Le crayon noircit le calepin depuis une heure déjà, et l'oreille de la psychiatre se fait attentive au moindre détail que lui apporte le soldat étendu sur le divan. Plus de fauteuil, plus de plâtre, seulement une béquille appuyée contre le dossier du divan sur lequel Gareth broie du noir. La rééducation a fait des merveilles sur son état physique et il n'use plus de sa béquille que lorsque la fatigue se fait sentir, se gardant bien d'en avoir l'usage
- Elle ne vous a laissé aucune adresse, rien ?Un lourd silence suit la question qui y trouve une triste réponse. Les mains du texan jouent nerveusement avec un briquet métallique qu'il ouvre et ferme dans un claquement qui semble l'aider à maintenir son calme.
- Elle dit que je suis nocif pour la petite. CLAC.
Le briquet se referme plus bruyamment qu'il ne l'a fait jusqu'ici et les sourcils de Gareth se froncent de colère contre celle qui lui a soustrait cette fille qu'il ne voyait déjà que trop rarement, et contre lui même alors qu'il est parfaitement conscient que son état et ses colères incontrôlables ne feront jamais de lui un père modèle.
La moue que réprime la psychiatre ne fait que confirmer cette idée, bien qu'elle tente de se montrer rassurante.
- Il n'est pas trop tard pour changer Gareth. Votre fille mérite de grandir en connaissant son père.Le regard de l'ancien soldat se fait plus renfermé encore et il se redresse pour s'asseoir sur le bord du divan, face à la femme dont les lunettes en demi lunes posées sur le bout de son nez lui donnent un air sévère.
- Elle mérite un père.- À quoi pensez-vous ?Le regard de Gareth se détourne vers l'étagère remplie de bouquins volumineux dans lesquels il n'aurait jamais idée de plonger le nez.
- Vous comptez suivre Claire ?- Clara. Corrige-t-il sèchement en posant de nouveau ses yeux sur la psychologue.
On part la semaine prochaine.La femme marque un temps d'arrêt, remontant les lunettes sur son nez pour se donner contenance. Depuis ces longues années qu'elle suit Gareth, elle ne peut que trouver soudaine l'annonce de son départ.
- Nous sommes loin d'en avoir fini vous savez.Il hausse les épaules.
- Et vous êtes loin d'être la seule psy du globe terrestre. Renchérit-il.
Elle se fend d'un sourire.
- Vous avez cette enfant dans la peau Gareth. Vous l'avez incroyablement soutenue durant ses sombres heures, et vous vous accrochez.- Ce n'est plus une gamine. La reprend-il dans un soupir, cachant cette affection que son interlocutrice n'a que trop bien décelée derrière un masque d'exaspération et de désobligeance. Faisant mine de regarder sa montre, il se lève brusquement et s'approche de la psychiatre à qui il tend la main en guise d'au revoir.
- Je dois y aller, elle va m'attendre. La poignée de main s'éternise dans un échange de regard entendu, puis l'ancien soldat marche vers la sortie avant d'être interrompu.
- Gareth ! Votre béquille ?Il se retourne à peine pour mesurer l'objet puis pose un dernier regard à celle qui a été sa confidente durant sa longue descente aux enfers.
- Merci pour tout, docteur. Son visage s'éclaire d'un sourire sincère avant qu'il ne disparaisse derrière la porte qui se referme derrière lui, sur ce passé qu'il semble laisser derrière lui pour entamer ce qu'il espère être une vie paisible et sans tourments.