mon histoire
Hopital de Dublin, 25 aout 1998, un cri résonne, symbole de la fin des souffrances de Ruth Lynch qui vient d'accoucher de son premier enfant. Un petit garçon qui deviendra, elle n'en a aucun doute, le premier d'une grande famille, le protecteur de ses futurs frères et soeurs. La jeune femme est épuisée mais heureuse, blottissant son garçon contre son coeur, souriant à son mari qui observe la scène, quelques mètres plus loin, bénissant par la pensée le ciel de lui avoir offert une telle famille. Le tableau est idyllique, les sages-femmes sont satisfaites, c'est une soirée sans faux-pas, à l'image des premières années de vie de Kenan. De ce tableau suivra Liam, d'un an plus jeune et Erin, de deux ans plus jeune que Liam. La petite famille est au complet, à première vue. Ruth et Sam Lynch veillent à ce que leurs enfants ne manquent de rien et grandissent dans les meilleures conditions. Ils ne sont pas riches, tous deux artistes n'ayant jamais percé mais l'amour guide leur pas.
Kenan vient d'avoir 13 ans quand un hiver plus rude que les autres pèse sur la santé de leur mère dont la fragilité a toujours rythmé leur quotidien. Hospitalisée suite à une grosse bronchite dont la famille ne réalise pas réellement l'ampleur, Ruth décède à l'hopital quelques semaines plus tard d'une embolie pulmonaire. Cette mort signera la descente aux enfers de la famille Lynch dont le père, marqué au fer rouge par la mort de la personne la plus importante à ses yeux, prend le pire des virages. Erin, qui n'a alors que 10 ans est celle pour qui la mort de sa mère a fait le plus de dégâts et dont le comportement change du tout au tout. Rebelle, désagréable, les tensions se font de plus en plus grandes entre elle et son père qui ne supporte plus les cris. Et un matin de printemps la première claque menace de tomber. Elle atterrira sur Kenan qui prend le blâme pour sa petite sœur. Ce n'est malheureusement que la première claque d'une longue série et, à la maison, la violence est quotidienne contre le jeune homme et son jeune frère qui, d'un commun accord, protègent Erin du mieux possible.
L'amour qui faisait vivre leur foyer s'enfuit et avec lui le sourire du jeune Kenan, à peine adolescent. Impuissant face à la mort de sa mère, tout aussi impuissant face à la violence de son père et encore plus face à la maladie qui ronge la seule partie lumineuse de sa vie : Jonah Scully. Par où commence-t-il quand on lui demande de partir de Jonah ? Peut-être pourrait-il dire que son sourire est la seule chose à avoir pu le tirer hors des enfers au moment où lui-même s'y laissait enfoncer. Il pourrait évoquer la beauté de son âme et la profondeur de son regard, ce qui l'a poussé à prendre sa main et à se laisser emporter dans le tourbillon d'amour que son amitié lui offrait. Parfois, il les revoit encore, les dîners au domicile familial de la famille Scully, les soirs d'hivers, quand Jonah est la seule personne à savoir lire la douleur sur le visage de Kenan, lui qui cache cette part d'émotion au reste du monde. Jonah sait lire en lui. Jonah ne lui demande jamais de détails, ne lui réclame jamais de vraie réponse quand il lui demande si ça va mais se contente de l'emmener chez lui, de lui offrir la chaleur d'une famille, de son humanité et de lui montrer, par sa présence, qu'une autre vie est toujours possible.
Kenan a toujours entendu ce mot, dans son nouveau foyer et depuis qu'il connait Jonah : la mucoviscidose. Maladie de merde dont Olga parle en termes peu élogieux et dont les enfants Lynch, encore jeunes, ne réalisent pas la portée. Le jeune homme lui-même ne voit pas les conséquences de cette maladie qui, à ce qu'il a pu comprendre, obstrue les voies respiratoires. Une description vaste, une épreuve dont Jonah ne parle pas, lui qui passe tant de temps à sourire, à cacher sa douleur. Kenan ne l'a jamais vu se plaindre. Il ne l'a d'ailleurs jamais vraiment vu en parler et ne comprendra que plus tard que le jeune magicien ne voulait pas alourdir sa vie déjà compliquée avec un diagnostique maudit. Il n'en aura pas le choix, de toute façon. C'est ainsi qu'une nuit où Kenan dort paisiblement sur le canapé du salon des Scully après un de leur fameux dîners que le jeune garçon se réveille en sursaut, agité par ce qu'il pense être un terrible cauchemar. Il se relève, paniqué, et se précipite au chevet de son ami, tremblant à l'idée que ce qu'il a pu voir puisse être la réalité. L'hôpital, les tuyaux, la douleur, la pâleur sur le visage de Jonah, les larmes de sa famille, la mort. Et c'est en ouvrant la porte de sa chambre de Kenan se fige, comprenant, en un coup d'oeil, la gravité de la maladie qui, un jour, emportera le jeune homme.
Malheureusement, Kenan comprend vite que dans cette bataille, il n'aura pas son mot à dire. Il ne peut qu'assister, impuissant, aux crises de celui qui est devenu son meilleur ami, à ses passages à l'hopital à la lourdeur de son traitement. Internet se fait plus accessible et avec ceci des informations sur la maladie du jeune homme. Loin de se montrer rassurantes, ces dernières ne font que lui indiquer la douloureuse vérité : Une vie qui ne durera qu'à peine 30 ans, s'il est chanceux, qui peut être allongée grâce à une greffe de poumons mais qui ne saura durer bien longtemps. Cette boule dans la gorge terrible à l'idée de le voir partir et ce besoin, désormais, d'être à ses côtés et de supporter, avec lui, le poids de cette maladie. Et Kenan sera là. A chaque crise, chaque pneumonie. Il sera au téléphone avec Jonah quand ce dernier devra passer ses nuits à l'hopital, ne le laissant pas tant que celui-ci n'est pas endormi et arrivant à la première heure pour le rejoindre. Il sèchera les cours mais qu'importe, il peut bien redoubler, lui a tout le temps devant lui. La difficulté de leur vie respective, la violence du foyer de Kenan, la douleur de la vie de Jonah rapproche les deux jeunes qui, à l'aube de leurs 17 ans, n'ont jamais été aussi proches.
Amitié fusionnelle, les deux jeunes hommes ne vont pas là où l'autre n'est pas. Cette proximité sera douloureuse quand Jonah, intelligent comme il l'a toujours été, passe une classe et se rend au lycée. A la fin de l'été, avant la première rentrée qu'ils passeront séparés, Kenan n'est pas inquiet. Leur amitié ne se limite pas aux cours qu'ils ont en commun. Aussi commence-t-il sa dernière année serein, retrouvant son frère et ses amis, comme à leur habitude. Et pourtant, il ne saurait expliquer cette boule désagréable qui lui enserre la gorge à l'heure du déjeuner ou l'incroyable sensation de solitude chaque matin, en allant poser ses affaires. Comment expliquer également la disparition de tous ces symptômes le soir, quand les cours se terminent et que les familles Scully et Lynch se retrouvent pour un goûter ou pour travailler, comme à leur habitude ? La réponse, si évidente, sera trouvée par Erin qui, avec un sourire malicieux, mettra des mots sur le mal-être de Kenan. C'est tout simple, vraiment. Jonah lui manque. Mais ce n'est pas logique, eux qui se voient si souvent, à chaque sortie, à chaque moment disponible, qui s'envoient des messages à la seconde où le cours se termine, qui...Oh. Cela ne parait soudain pas si illogique.
Si la réalité du manque se fait ressentir, un autre sentiment commence à prendre une place que Kenan n'aurait pas soupçonné : la jalousie. Comment expliquer cette façon dont son coeur se serre en voyant Jonah rigoler avec quelqu'un d'autre avant de le rejoindre à la sortie du lycée ou cette accélération soudaine des battements de son coeur quand ils se retrouvent et qu'une étreinte (sûrement un peu trop longue) ponctue ces retrouvailles. Et puis, plus que tout, comment expliquer ce mouvement que Kenan entreprend, ce fameux soir, quelques semaines après la reprise des cours et qui rapprochera leurs corps, scellera leurs lèvres et certainement leurs coeurs ? Le baiser est incroyablement doux, d'une évidence que Kenan ne peut nier, lui qui ne sait que s'avouer l'envie qu'il en avait, depuis bien plus longtemps qu'il ne saurait le dire. Cela explique sûrement son refus de sortir avec Mandy Ryan, quelques semaines plus tôt ou Yuna Ting l'année précédente. Jamais rien n'a paru aussi...Vrai. Aussi logique, aussi évident et en voyant Jonah baisser les yeux, un peu gêné, le coeur de Kenan peine à ralentir. Ses doigts frôlent ceux du jeune magicien, son corps brûle d'envie de recommencer et après tout, comme le diront toujours les jumelles après ça, ce n'était qu'une question de temps.
La soirée arrosée devient un baiser derrière les bancs du stade. Puis dans une salle de classe vide. Puis dans un couloir où peu de personnes passent. Puis près des casiers. Et c'est finalement leur couple qui s'officialise et se construit au delà des regards étonnés de leurs camarades. Elles sont pourtant nombreuses à quémander l'attention de Kenan qui, avec les années, a construit son corps et développé une musculature qui plait aux regards. S'il a toujours été plutôt physiquement populaire, lui n'a jamais vraiment prêté attention à tout cela mais il sait une chose : Jonah les a toujours vu lui trainer autour. Il sait la pression inutile que cela lui fait porter et ne le comprends que bien plus le jour où, seuls dans la chambre du jeune magicien, ce dernier se lève du lit, tendu, se plaçant un tout petit peu plus loin, d'un air angoissé. Aux yeux de Kenan, il n'y a rien qui puisse l'angoisser. Lui le connait depuis tout petit, connait les implications de sa condition autant que Jonah ne connait les problèmes familiaux des Lynch. Aussi son regard ne change-t-il pas quand le brun enlève son tshirt, les yeux baissés. Il l'entend parler des hospitalisations, du mucus qui emplit ses poumons, du fait qu'il mérite mieux (quelle connerie).
“Et ça me fait mal de te le dire … Parce que je t’aime … Depuis tellement longtemps … Et je pensais que jamais … Tu pourrais ne serait-ce que me regarder autrement que ton meilleur ami … Mais je ne veux pas que t’ai de regret … Je ne veux pas que tu t’enchaînes à moi sans savoir ce qui va t’attendre …"
Mais Kenan sait parfaitement à quoi s'attendre. Parce qu'il est là, depuis plus de 10 ans, pour encore longtemps, ne le trouvant que plus beau dévoilé qu'auparavant. Il l'avait connu comme ça. Et il en était tombé amoureux comme ça. Il ne l'avait jamais connu autrement et, s'il voulait évidemment pour lui qu'il en soit guéri, ne voudrait pas une autre version de lui. Malade ou non, il avait toujours été sa lumière dans un monde qui avait voulu être trop sombre, son sourire quand il n'en avait pas la force et Kenan, en se levant, savait parfaitement ce qu'il faisait. Aussi garda-t-il un sourire décidé avant de prendre le visage du garçon près de lui pour l'embrasser et lui souffler, pour la première fois un "Je t'aime aussi" qui était d'une sincérité dont il ne voulait pas que le magicien doute. Il était enchainé à lui, volontairement et ne faisait que continuer un combat qu'il menait déjà à ses côtés.
La relation avec Jonah n'aurait pas pu, à ses yeux, être plus idéale. N'ayant jamais été en couple auparavant, cela aurait pu sembler compliqué et c'est pourtant aux côtés de son désormais petit ami que le jeune homme découvre ce qu'une relation implique.
Si dans sa vie amoureuse tout semble aller pour le mieux, ce n'est malheureusement pas le cas du reste de sa vie personnelle. Kenan a presque 18 ans et commence à rendre les coups que son paternel lui assène, rendant l'ambiance à la maison bien pire qu'elle ne l'était encore. Liam et Erin ne sont plus des enfants et c'est un matin d'été, le 25 aout, jour de l'anniversaire de Kenan, que les trois s'échappent du joug de leur père. Kenan devient tuteur des deux plus jeunes. Tous prennent un petit boulot en dehors de leur étude pour payer l'appartement qu'ils ont déniché. Le cycle de violence semble s'être apaisé, Kenan et Liam commencent leurs études supérieures alors qu'Erin se lance dans la vie active. L'équilibre semble être trouvé pour le jeune homme qui navigue alors de son couple à sa famille aussi aisément qu'il le peut.
Ce n'était pourtant qu'une journée comme ont commencés tant d'autres, le réveil fut doux, Kenan ayant ouvert les yeux dans les bras de l'homme qui partageait sa vie et qui, s'il avait de nombreux traitements et machines pour passer la nuit, rendait chacun de ses instants plus doux. Le sorcier avait dormi dans l'appartement des Lynch, prenant le petit-déjeuner avec Kenan et Liam, la cadette étant déjà partie travailler. Ils avaient discuté, tous les trois, du rendez-vous qui attendait Jonah, quelques heures plus tard et auquel Kenan ne pouvait pas assister, ayant cours. Ce n'était pas si dérangeant, le jeune homme comptait bien appeler son petit ami dès qu'il en aurait l'occasion, comme ils en avaient l'habitude. Leur relation avait toujours été fusionnelle, leurs sourires complices et leur histoire apparemment sans fin. Kenan ne se doutait de rien. Ni du contenu du papier signant la fin de l'espoir de la famille Scully ni de ce qu'il adviendrait de leur histoire en conséquence. Aussi, quand l'heure de retrouver Jonah arriva, Kenan s'étonna de son air fermé, de son regard qui n'exprimait rien de discernable et de l'absence de son beau sourire. Il n'y avait rien, à part un grand vide et un vent froid qui ne présageait rien de bon. Il s'approcha, voulant l'embrasser, comme il en était coutume entre eux mais Jonah se recula, ayant visiblement besoin de lui parler.
Comment expliquer l'incroyable choc qui s'était emparé de son être au moment où Jonah avait prononcé ces mots fatidiques, que le jeune oracle ne pensait jamais entendre de sa bouche ? Ce fut une douleur déchirante, comme si son coeur était retombé lourdement du piédestal sur lequel il était si bien installé depuis si longtemps. Une grimace d'incompréhension se dessina. Il ne pouvait pas croire ce qu'il entendait et, évidemment, si c'était une blague elle n'était pas drôle. Ou peut-être était-ce un cauchemar, parfois il en avait rêvé, de l'instant où l'homme qu'il aimait se rendrait compte qu'il méritait mieux. Jonah méritait le monde. Il méritait le bonheur, la vie, les rencontres, les sourires et Kenan ne pouvait qu'acquiescer douloureusement à ce qu'il lui narra ensuite. "C'était sympa ces trois ans ensemble". Il voulait vivre. Rencontrer du monde, profiter, ne pas avoir de regret et, dans un sens, Kenan comprenait, lui qui avait toujours voulu que le jeune homme profite de chaque instant.
"C'était sympa ces trois ans ensemble" Seulement voilà, si son amour pour Jonah le voulait heureux, il ne voulait égoistement pas le voir partir. Et il pouvait voir à son regard, entendre à ses mots que sa présence apaisante venait de quitter sa vie. Ce n'était pas envisageable, lui qui avait composé sa vie depuis leur enfance. Kenan Lynch avait besoin de Jonah Scully, sûrement plus que l'inverse. Aussi esquissa-t-il un geste en sa direction, comme pour prendre sa main, créer un contact physique, casser cette bulle cauchemardesque à laquelle il ne voulait pas croire. Une partie de son coeur se raccrochait aux branches comme l'enfant qu'il avait été s'était raccroché à l'humanité de son père si longtemps avant d'accepter sa disparition. Les mots ne voulaient pas sortir de sa gorge, incapable de lui répondre, ses yeux devenant soudain rouges, son coeur se serrant douloureusement au petit mouvement de recul du jeune sorcier. Il ne voulait plus être avec lui. Il ne l'aimait sûrement plus, il ne le disait pas mais c'était bien sous-entendu. Mais c'était impossible, s'il ne l'aimait plus, jamais n'aurait-il eu ses regards ce matin même, ces gestes, cette douceur...Et pourtant il donna le coup de grâce, ajoutant qu'il préférait être franc. En finir le plus vite possible. Kenan voulut s'accrocher. Il bégaya quelques syllables, voulant comprendre...Mais le regard de Jonah l'en dissuada. Il rendait les choses plus dures qu'elles n'étaient, apparemment. Alors il recula. Un pas. Les larmes menaçant. Deux pas. Essayant de voir dans le comportement de Jonah une raison de rester. Trois pas. Il se détourna. C'était fini.
"C'était sympa ces trois ans ensemble"
Le choc. L'angoisse. La boule dans la gorge. Son téléphone qui vibra dans sa main sur le chemin, affichant le nom de sa petite soeur qui tentait de le joindre. Il ne répondit pas et cela était plutôt rare, continuant sa route, les larmes coulant désormais, parcourant ses joues, terminant au bas de son visage, gouttant sur le sol. Et enfin arriva-t-il à sa destination, la seule à laquelle son esprit embué avait pu penser, poussant le petit portail du cimetière de Bray qu'il connaissait par coeur. Il n'hésita pas sur le chemin à suivre, il le connaissait par coeur. Et enfin, après quelques allées, ce nom sur la pierre, celui de Ruth Lynch, "mère aimante, femme idéale, ange partie trop tôt". Ces mots il les connaissait, ces fleurs il les avait amené. Et il se laissa retomber pathétiquement au bord de la pierre tombale, amenant ses genoux à sa poitrine, laissant enfin ses nerfs retomber et ses sanglots redoubler d'intensité. Il pleurait à chaudes larmes l'aîné des enfants Lynch, comme il n'avait plus pleurer depuis des années, depuis l'une des dernières fois où son père avait levé la main sur lui. C'était comme si on s'amusait à lui arracher le coeur et peut-être qu'au fond c'était exactement ça. Perdre Jonah était comme lui arracher le coeur.
Cela fait plus d'un an que Kenan est célibataire. Un an que Jonah continue de venir aux mêmes fêtes, de côtoyer les mêmes lieux, les mêmes amphithéatres, de discuter avec son frère, de prendre des verres avec sa petite soeur. La douleur ne s'est pas atténué et, en plus du reste, petit à petit, c'est la vue de Kenan qui échappe à son contrôle. La rupture venait juste d'arriver quand le jeune homme a eu sa première vision et sa cécité s'est accéléré ces dernières semaines. Incontrôlable, seuls Liam et Erin sont au courant de la gravité de la situation et des tâches sombres dans son champ de vision. De son statut d'oracle, tout simplement, dont Kenan compte bien garder le secret aussi longtemps qu'il le ppurra.