Je ne peux ni le voir, ni l’entendre. Et c’est peut-être pas plus mal. Il a le don de me mettre dans un de ces états d’hystérie… Je ne pensais pas que c’était ce que ça signifiait d’être mère. Je crois sincèrement que je pourrais tuer quiconque poserait la main sur mon enfant. Oui, je serais capable du pire, et d’aller en taule, et d’assumer en prime, juste pour protéger mon Emma.
C’est malin, mais comment je me calme maintenant ? J’ai envie de taper partout, de me défouler, mais je risque gros et de me faire mal en prime. Alors je ronge mon frein, même si la colère ne pourra pas partir comme ça. Je sais qu’il est à deux pas de moi et ça me rend folle de ne pas pouvoir lui en mettre plein la tête, au moins verbalement. Mais le vigile vient nous ouvrir alors que je suis littéralement en train de me mordiller le poing. On dirait une hystérique folle à lier. Je ne me reconnais vraiment pas, c’est comme si une autre Morrigan avait pris ma place. Est-ce que c’est la fameuse part d’ombre que tout le monde est sensé avoir ? Dans ce cas-là, c’est vraiment pas joli joli mais ça avait le mérite de faire prendre conscience de ce qui sommeille en moi.
C’est l’heure de la confrontation. Alors je me relève et j’essaie de me tenir à distance raisonnable et de me contrôler, et c’est une drôle de lutte que je mène contre moi-même, presque douloureuse.
Ses mots atteignent mon pavillon, mais je peine à faire le tri entre ce qui ressemble à des paroles sincères, mon esprit qui essaie de rationaliser les infos et de les recouper et ma peur. Mon premier réflexe, c’est de penser que tous les mecs qui ont touché des enfants prônent le même discours, mais ça serait de la mauvaise foi de ne pas penser que dans le lot, il y a probablement quelques uns qui sont réellement innocents. Comment faire le tri là-dedans ? Y’a des espèces de manipulateurs qui sont très bons au jeu du mensonge et très convaincants, au point où certains doivent réellement finir par croire à leur propre mensonge.
Pourtant je dois reconnaître aux inflexions de sa voix, dans la posture de son corps et la conviction qu’il met dans son petit monologue que quelque chose en moi semble se fendiller. Le doute, ce bénéfice du doute qui revient toquer à la porte. Qu’est-ce que ça te ferait à toi, si on t’accusait injustement d’une faute que tu n’as pas commise Morrigan ?
L’espace de quelques secondes mon corps semble vaciller un peu, alors que je me pose des questions, et que je détaille du regard le visage du présumé criminel. Et la présomption d’innoncence alors ? Et la réputation d’une personne ? La salir sur des on dit ou sur un malentendu, comme il venait de le dire. J’envisage que ça ait pu l’être, rien qu’un malentendu, et mon visage fermé se détend, le mépris, le scepticisme laisse place à l’étonnement, à la surprise aussi :
-Dans ce cas… Qu’est ce que tu foutais à poil à cet endroit là, à cette heure de la journée ?
Cela n’avait aucun sens à mes yeux, mais je faisais un gros effort pour essayer de voir les choses autrement. Peu à peu, je reprenais le contrôle de moi-même, j’étais moins crispée. Je recule pourtant, pour que mon dos touche le mur le plus proche, un peu effrayée quand même.
-Mais t’as fréquenté des délinquants sexuels pour les avoir entendus parler… Y’a qu’en prison, ou en hôpital psychiatrique que t’as pu en croiser, pas vrai ? Parce que si c’est dans ton cercle d’amis proches… A ta place je les aurais fuis et balancés aux flics…
Bon, ok, Morrigan, ça c’est moche, super dévalorisant et jugeant, et sa vie privée, ça ne te regarde pas.
Ta patience est déjà épuisée, et le malentendu te dérange - alors, tu tentes le tout pour le tout : le bon coup de gueule de franchise, l’explication honnête et sans détour. Dans un premier temps, ça semble porter ses fruits : les émotions se succèdent sur son visage, tu vois peu à peu sa posture, ses gestes, ses expressions passer de la peur et de la haine, à la surprise et au doute. Elle te reconsidère, tu es convaincu qu’elle te reconsidère et pour le coup, ça te met du baume au cœur - alors tu essayes de contenir à l’intérieur de toi ce que tu ressens, tiens ton dos droit, et te redresses, tu veux présenter bien, mettre de côté cette attitude de menace. Tu prends sur toi et espères qu’en gardant ton calme, elle trouvera ton discours plus convaincant. Seulement voilà, il y a des choses que tu auras du mal à argumenter, des explications que tu ne peux pas fournir. Comme lorsqu’elle te demande ce que tu faisais, là, nu comme un ver, exposé à proximité d’enfants. Le rouge te prend aux joues, et la gêne coince les mots dans ta gorge pendant que tu jettes un coup d’oeil autour de toi. Et jettes un regard à tes pieds, haïssant ce sentiment d’être jugé. « J’avais pas prévu de me trouver à cet endroit, j’étais… J’ai eu des ennuis. » Pour ça au moins, tu ne mentais pas. Tu t’es souvenu de l’explication que ton meilleur ami avait fourni à la police ce jour-là en venant te chercher, à savoir que tu avais du descendre en urgence de chez ta maîtresse à l’arrivée de son mari - mais c’était faux bien sûr. C’était juste… Un chat. Un chat qui avait essayé de te boulotter parce que pourquoi pas ? C’était assez con pour trouver un cafard appétissant. Tu ne savais même pas précisément où tu te trouvais, difficile d’en juger au ras du sol - mais tu t’étais pensé seul et à l’abri des regards. Seulement madame avait décidé de prendre ce tournant et te surprendre au pire moment.
Et puis elle te pose cette autre question. Parce qu’idiot que tu es, tu n’as pas pensé que peut-être tu ne devrais pas lui dire que des délinquants sexuels, tu en avais entendu parler. Pour elle, peu d’explications : tu sortais de prison, ou d’hôpital psychiatrique, ou tu avais des amis peu recommandables. Elle n’envisageait pas par exemple que tu puisses travailler dans le personnel, ou les forces de l’ordre - non, pour elle tu es quelqu’un de dangereux. Mais tu n’as pas envie d’avoir honte de ton passé, tu n’as pas envie de lui mentir là dessus. Alors tu es resté ferme, droit sur tes deux jambes, et tu as soutenu son regard et ta voix. « T’es trop curieuse miss. Ouais, j’ai fait de la prison. Alors j’en ai entendu causer des pourritures, tous les matins au petit dej - et c’était pas une partie de plaisir pour moi je te rassure. J’ai bien cassé la gueule à quelques uns d’entre eux pendant mon séjour. C’est vrai, j’suis probablement dangereux, j’suis probablement pas le mec que tu veux mettre en colère… Mais j’ai déjà payé pour ce que j’ai fait, et j’ai pas besoin que tu m’en rajoutes une couche. Parce que la dernière chose que je veux risquer, c’est un retour au bercail. » Tu serres le poing mais restes calme, tu l’as vue reculer contre le mur, tu as vu passer la peur sur son visage. Peut-être qu’elle repense à la manière dont tu l’as brusquée tout à l’heure, peut-être qu’elle se dit que tu pensais vraiment à la tuer à ce moment-là. Pourtant c’est toi que ça blesse, la sensation d’être stigmatisé, tenu à l’écart, source de méfiance, rebut de la société. Tu reprends d’une voix presque douce, parce que t’as compris qu’avec cette info là, tu venais de la braquer contre toi. Et t’avais envie qu’elle fasse au moins l’effort de comprendre ta vision des choses. « Est-ce que tu peux comprendre ça ? Que c’est pas dans mon intérêt de faire de sales choses à ton gosse, que j’aurais eu aucune raison d’essayer quoi que ce soit. Et que c’est pas dans mon intérêt non plus de te laisser raconter des bobards sur moi qui pourraient me renvoyer là-bas. » Parce que tu préférerais crever que retourner là-bas.
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