Ta phrase juste à toi Les tiroirs s’ouvrent à l’hôpital. Quelques dossiers en vrac, quelques affaires en attente. Des doigts caressent les pochettes de couleur classées par nom, et l’un d’entre eux sort : celui au nom de Lukas Jørgensen. Le patient se tient devant le bureau, un peu pataud, dos appuyé contre la chaise. Son regard est vide, perdu dans ses pensées. Le temps que le médecin s’équipe en conséquent pour prendre des notes pendant que ledit Lukas garde ses mains croisées.

─ Alors, Monsieur Jørgensen, vous souvenez-vous de quelque chose ?
Lukas hoche négativement la tête ; Non.

Rien.
Rien hormis cette sensation de lutte, cette douleur à la poitrine. L’impression de s’être fait piétiner sévèrement demeure encore, et il ne sait quoi dire à ce médecin. Il n’y a rien, hormis ses “premiers jours” à Bray. Son réveil dans un lit d’hôpital avait été dépourvu de saveur. Il n’y avait que la perte qui régnait tandis qu’un goût de terre demeurait dans sa bouche. Une commotion cérébrale, et plus rien. Le vide absolue, malgré tous ses efforts pour se souvenir de quelque chose. Pour ne rien arranger, il y avait toujours des gens pour lui poser des questions. Comment était-il arrivé ici ? Que s’était-il passé ? Pourquoi l’avait-on retrouvé au beau milieu de la forêt ? D’où était-il originaire ? Autant de point d’interrogation à laquelle Lukas ne pouvait répondre, et ne peut toujours pas. Cela est frustrant pour lui, obligé de mentir ou bien de s’inventer une vie afin d’alimenter les conversations. Un poil trop timide, trop bouffé par ce sentiment de n’être rien. Rien d’intéressant, rien de fascinant. Il peut juste déglutir sa salive durant les conversations, persuadé de n’avoir eu aucune vie jusqu’ici.

Pourtant, ce n’est pas le cas.

Souviens-toi

Souviens-toi de ces jours heureux en compagnie de ta cadette.
Souviens-toi de tes parents, bravant le grand froid du nord pour vous nourrir.
Souviens-toi de ton père, pécheur. De ta mère, nourrice.
Souviens-toi de la tragédie, une parmi tant d'autre.

Ils se connaissent ? Oui ? Non ? Peut-être ?
Ses yeux bleus comme l’océan dévisagent l’individu sur le quai. Lukas n’apprécie pas recevoir de la visite lorsqu’il se trouve sur son bateau de pêche, jugeant ne pas être suffisamment présentable pour recevoir. Il ne lui veut rien, et il se contente de passer son chemin. Tant mieux, il n’est pas d’humeur à parler. Il y a un quota à remplir. Quota, ce mot sonne étrangement familier dans son esprit, mais avec une impression de faux sur la signification. Des larmes se mettent à couler sur ses joues sans qu’il ne puisse les expliquer ; Que se passe-t-il ? Il n’a pas l’impression d’être malheureux, alors pourquoi son corps crie le contraire ? Peut-être que si, il l’est. Ou du moins, il devient malheureux à ne pas réussir à dormir mieux la nuit.

─ Retrouvez-vous le sommeil, Monsieur Jørgensen ?
Un hochement de tête pour signifier que non. Il humidifie ses lèvres, ne sachant quoi lui dire. Il n’a pas envie de les envoyer promener, ils prennent soin de lui après tout. Il n’y a personne d’autre qui le fait dans cette ville.
Mais il le sent.

Cette rage sourde de ne pas comprendre, cette envie insatiable de sauter à la gorge. Il sent animal en cage, animal euthanasié dans l’attente d’un messie, d’un objectif, de réponse. Il ne peut pas lui prescrire indéfiniment des somnifères ? Qu’à cela ne tienne, une fois qu’il aura ses réponses, il réussira à mieux dormir. Encore faut-il les obtenir. Ses mains remontent les filets avec l’énergie de la frustration. Un exutoire productif. Le bateau tangue, mais cela ne le dérange pas. Pas plus que l’eau salée lors des tempêtes qui lui offre une douche gratuite. Bien sûr, il est tombé malade. Plus d’une fois. Mais à force de virée océanique, de désillusion de plaisance, il s’est endurci. Lukas craint plus les foules que le froid. Parfois la météo est clémente, et il se pose pour regarder l’horizon bleu, stable, les pieds baignés dans les tonnes de poisson remontés. Ses yeux photographient pour illustrer l’état de son esprit. Vide, infini, perdu au milieu de nulle part, mais qui parvient à lutter suffisamment pour savourer le calme que cela peut procurer.

Quelque chose cloche, il a forcément des choses à se reprocher.

Souviens-toi

Souviens-toi de tes terres d’origines, de cette neige que tu as vue teinter de rouge sur le seuil de ta porte. Souviens-toi de ... Non, ne te souviens pas.

Oublie ce spectacle d’horreur, les tapisseries couvertes de sang et les corps décharnés de ta famille. Oublie ce coup de poignard que tu as reçu, cette haine qui t’a envahie, ce désespoir qui t’a absorbé.

Souviens-toi de ta Bohemian Rhapsody.
Souviens-toi de ta mutation en assassin.
Souviens-toi de ta conversation de trappeur en chasseur, de ces gestes professionnels, de cette cruauté polie, de ton code d’honneur.
Tu n’avais pas besoin de sympathie. Juste de la chevalière de ton père, d’un couteau à cran et d’un fusil de précision.

Au fond, a-t-il vraiment envie de se souvenir ?
N’est-ce pas plutôt un cadeau de Dieu que de lui offrir l’occasion de refaire sa vie. Ce couteau à cran, accroché dans sa cabine, il avait dû batailler pour le récupérer auprès de la police. Il était sur lui, tout comme la bague massive en argent autour de son doigt. Des affaires qui lui sont précieuses, des indices laissés pour rendre l’histoire un peu plus clair. Durant ses temps de songe, Lukas joue avec, s’amusant à la faire tourner sur son annulaire. Ces mêmes temps où il est incapable de dormir, préférant lire ou bien rester amorphe sur son fauteuil. Le couteau ne bouge jamais de son tiroir, car il ne voit pas en quoi cela pourrait lui servir hormis faire jolie sur une étagère lorsqu’il aura le courage de l’accrocher.
Aujourd’hui, c’est un infirmier qui vient le voir. Charmant, un peu froid, bien que mauvais pour loucher sur autrui. Cela ne l’intéresse pas assez pour s’y donner pleinement.

─ Alors, comment allez-vous aujourd’hui, Monsieur Jørgensen ?
La question est stupide, mais il a un visage qui se prête volontairement à la confession. Alors il ouvre la bouche. «Bien, je vous remercie.»

Un ton posé, calme, et il la laisse vérifier sa température, sa tension et surtout ses points de sutures à sa tête. Le tout cicatrise, mais les souvenirs répondent toujours absents. Il le suit du regard, ce grand brun se présentant comme Elijah. Celui-ci lui avoue que cela sera l’unique fois où ils se croiseront, car il part vivre aux Danemark pour ouvrir une herboristerie. Dommage, mais cela n’empêche pas Lukas de sourire. «Dites-moi, Elijah. Si ... Si, lorsque vous fermez les yeux, vous vous retrouvez à rêver et que dans ce rêve, vous tuez quelqu’un. Est-ce que vous prendrez ça comme une forme de message ?» La question est étrange, et le grand brun la prend avec le sourire. Je ne suis pas un expert en la matière, mais selon des études, rêver de tuer est une alerte pour signifier que vous vivez une situation difficile, et que vous êtes sur le point de perdre patience. Je vous préconise donc de sortir, faire de nouvelles rencontres, et de ne pas rester seul. Prenez un animal de compagnie, il paraîtrait que cela aide beaucoup. Et que c’est moins pénible à s’occuper qu’une femme.
Une approbation silencieuse, tandis que Lukas remercie l’infirmier pour son passage. Une situation difficile ? Cela le fait doucement sourire. Si ce n’était que cela...

Il vient apporter l’ongle de son pouce entre ses dents, se mettant à le ronger.
Un récit sans fin, une journée qui se répète. Quand va-t-il avancer ?