~~HER~~
Il ne se souvient plus que de quelques bribes d'Elle. Des yeux d'un bleu envoûtant, plus purs que l'océan, où bon nombre d'âmes se seraient noyés aux dires de son père. De longues boucles blondes cascadant tout autour d'un visage fin, pâle, lorsqu'elle se penchait au-dessus de lui. Son sourire, dont il a hérité tout comme son rire, tout comme sa voix. Une voix de velours, le souvenir d'une ritournelle qu'il fredonne encore à ce jour.
Samuel Osborne est né avec une cuillère en argent dans la bouche, et une clé à molette dans la main droite. Héritier d'une vieille famille Irlandaise, d'aussi bonne réputation que de fortune, il aurait pu mener une brillante carrière dans le droit ou la médecine, comme l'aurait voulu ses parents. Mais il savait que ce n'était ni sa place, ni qui il était. Un rebelle de nature. Les traditions, les habitudes, les coutumes, il les avait toutes foulées au pied en épousant Leanna, une femme qui n'était pas riche, qui n'avait aucun statut social particulier, et n'avait au final que sa beauté comme argument acceptable. Sauf que ce n'était pas suffisant. Alors Samuel avait décidé de les rejeter en bloc, eux, leur fortune, et leur belle morale. Une erreur qu'ils ne manquèrent pas, eux, de lui faire payer.
Dépouillé de son héritage, le jeune couple décida de refaire sa vie suffisamment loin de la cellule familiale pour réussir à faire sa place. Une excellente décision qui amena tout naturellement le petit Kyle a voir le jour. Ils n'étaient pas parfaits, mais Samuel s'assurait à ce qu'ils ne manquent jamais de rien. Samuel acceptait que sa femme, que son fils, ne soient pas aussi humains que lui. Belle comme le jour, Leanna trouva rapidement un boulot dans la vente. La vie leur souriait, enfin.
Kyle n'avait que 6 ans quand sa mère disparut. Du jour au lendemain, juste comme ça.
Juste comme ça, le silence s'était abattu dans la maisonnée, remplaçant les chants partagés entre la mère et son rejeton. Juste comme ça, l'unique mélopée qui émanait encore de la chambre matrimoniale n'étaient que les sanglots étouffés de son père, que Kyle entendait en allant allumer la lumière dans le couloir tant il avait peur du noir. Pendant des semaines, des mois, les mêmes gestes. L'école, la terreur de toucher la moindre goutte d'eau, les sièges de cuir de la vieille Camaro de son père qui sentait le tabac froid.
Bonjour Monsieur le Policier, où est ma Maman ? Papa, t'as encore du scotch pour les affichettes ? Très vite, le visage souriant de Leanna, placardé sur tous les poteaux, chez tous les commerçants du quartier, dans tous les journeaux, renvoyait au père comme au fils qu'un fantôme hantait leur maison. Très vite, les camarades de l'école comprirent qu'il y avait un problème, eux aussi. "
Ta mère s'est tirée avec le facteur" "
Ta mère est partie parce qu'elle te supportait pas" "
Ta mère a été découpée en morceaux et tu seras le suivant" "
De toutes façons, j'suis sûr qu'elle t'aimait même pas." "
Ton père non plus, il t'aime pas, vu comment on voit même pas ton visage quand il pleut tellement t'as de fringues sur le dos."
Premier coups de poings. Les chants avaient pris une autre intensité, celle des tous premiers hurlements d'impuissance, dans la gorge du petit garçon.
~~HIM~~
"
Kyle, mon poisson-chat, tu vas devoir faire ta valise. On retourne à Dublin."
Dublin, c'était cette ville inaccessible peuplée de ces gens qui portaient le même nom qu'eux sans qu'ils ne soient de la même famille. Deux ans après la disparition de Leanna, la situation pour le père et le fils s'était empirée. Convoqué régulièrement par la directrice de l'école pour les excès de colère de son garçon, pourtant habituellement si calme, Samuel avait fini par craquer. Certain que se rapprocher du plus gros de sa famille lui permettrait de se refaire financièrement et émotionnellement, le plombier avait remballé ses outils et, son bambin de huit ans sous le bras, avait fui Kilkenny.
Ils trouvèrent un minuscule appartement où ils vécurent, entassés au milieu de leurs valises, pendant quelques semaines. Samuel était sincèrement convaincu que les Osborn, du haut de leur fortune et de leur réputation, accepteraient le retour du fils rebelle sans sourciller. Une grossière erreur. Face à l'indifférence de ses pairs, Samuel enchaîna les petits boulots plus ou moins légaux pour tenter de survivre. Kyle, lui, alternait entre école, garderie et nounous, pour ne retrouver son père qu'à des heures trop avancées de la nuit. Alors il apprit à s'occuper de lui. S'inventa un monde, un beau monde où sa mère était toujours là et veillait sur son sommeil quand il faisait des cauchemars.
Son père oubliait toujours d'allumer la lumière dans le couloir.
Il savait, Kyle. Il savait que certains des "employeurs" de son père n'avaient pas l'air très clairs. Mais il y avait eu cette fois, où Samuel était allé lui-même le chercher à l'école. Flanqué de deux armoires à glace à l'air patibulaire, la tête enfoncée dans ses épaules, il avait difficilement décroché un mot. Par contre, l'effet avait été bœuf, lui. Tous ses camarades, un peu trop taquins de par son transfert soudain en pleine année, s'étaient subitement calmés. Cet événement eut l'effet d'une épiphanie sur le bambin. Si la violence résolvait beaucoup de problèmes, bien plus que les négociations, ce serait ce qu'il ferait. Une découverte qui lui valut un bon nombre de cicatrices, mais la certitude qu'on lui foutrait la paix.
Jusqu'à cette fois où les deux hommes arrivèrent chez eux au beau milieu de la nuit. Cette fois où Samuel oublia d'allumer la lumière dans le couloir, et ne l'allumerait plus jamais.
~~IT~~
"
Alors c'est toi, le petit monstre"
Deirdre Osborne avait un poireau sur le menton et des sourcils constamment froncés, d'un noir d'encre. Elle inspecta son petit-fils comme un cheval, de ses yeux à ses dents, avant d'arracher sa main à celle de l'assistante sociale qui l'avait amené. Gratifiant la douce Rose d'un sourire plein d'une prétendue commisération, elle embarqua môme et pension dans sa vieille maison et claqua la porte.
Deirdre était désignée comme tutrice, au cas où il arriverait malheur à Samuel. Malgré les faibles probabilités qu'un malheur frappe deux fois la même famille, le Destin n'avait pas fini d'être capricieux. Deirdre n'avait jamais pardonné à Leanna de lui avoir volé son fils, sa réputation, et d'avoir, qui plus est, engendré un héritier. Selon elle, la jeune femme avait ensorcelé son rejeton. Et Kyle, alors âgé de onze ans, était le seul réceptacle envisageable de sa rancœur.
Nouvelle école, nouvelle ville, nouvelle maison. Nouveaux ennuis, nouveau silence, et, encore, le noir. Un noir d'encre tout autour de lui quand Kyle se réveillait en sursaut, terrifié, dans cette vieille maison pleine de courants d'air. Deirdre ne subvenait qu'à ses besoins essentiels, sans se préoccuper de ses nécessités. Par la force des choses, le petit garçon s'endurcit. Cacha sa nature tant à sa grand-mère qu'à ses camarades de classe, autant que faire se pouvait. D'un naturel pourtant volubile, joyeux et solaire, il s'était terni. A l'école comme à la maison, il ne chantait plus.
Il réussit à tenir la mascarade pendant un an, répétant tous les gestes et les mises en garde que lui avaient appris ses parents, jusqu'à ce que sa grand-mère le surprenne dans la salle de bain. Pour la première fois de sa vie, Kyle vit les épais sourcils s'écarquiller sous la stupeur.
Elle hurla. Attrapa le premier objet contondant qui passait. Puis ce fut le noir. Quand il se réveilla, ses jambes avaient remplacé sa queue de poisson depuis belle lurette.
Maintenir les apparences. Pendant trois ans, maintenir les apparences. Consciente que son petit-fils avait hérité de bons gênes et que les bien pensants risquaient de réaliser trop de choses, Deirdre Osborn ne visait jamais le visage. Après tout, pour cette partie du corps, il s'en sortait très bien tout seul à l'école.
~~THEM~~
"
Kyle, qu'est-ce qui t'est arrivé ?
-J'suis tombé dans l'escalier.
-Kyle... La maison de ta grand-mère est de plain-pied..."
Garder les apparences. La famille Osborne, du haut de son centenaire d'existence, avait toujours été parmi une des familles les plus pieuses du secteur. Les seuls moments de partage, à proprement parler, entre Deirdre et Kyle, c'étaient ces instants de grand déballage à l'église du coin. D'abord un mauvais moment à passer, puis un refuge pour le pré-adolescent. Le catéchisme avait beau voler au-dessus de ses boucles blondes, Kyle s'était arrangé pour convaincre la marâtre de le laisser y aller. Une unique concession qu'elle lui avait accordée, alors qu'elle ne lui adressait même plus la parole à moins que ça ne soit pour des injures, depuis qu'elle avait découvert la vraie nature du rejeton.
Non seulement le prêtre officiant avait une voix profonde et reposante, il était aussi l'une des rares personnes à savoir observer plutôt qu'écouter. Un jour que les coups avaient été un peu trop forts, et que son esprit était un peu trop faible, le prêtre s'était agenouillé devant Kyle. Avait glissé un regard lourd d'inquiétude sur son épaule démise.
"-
Kyle... Je sais que ce que tu dis à Dieu dans le confessionnal ne regarde que Lui, et Lui seul...
-J'vous dis que j'ai juste glissé dans l'escalier !
-...Mais si tu as besoin que d'autres personnes soient mises dans la confidence, il me faut ton accord.
-...
-Kyle ?
-...D'accord."
Est-ce que c'était un moment de faiblesse passager ou juste cette inquiétude profonde, désintéressée, qu'il avait perçue dans les intonations du confesseur ? Il se posait encore la question en chargeant ses valises dans le coffre de la Subaru blanc sale d'un nouvel assistant social. Les vagissements furieux de Deirdre, lointains, avaient la violence de ses coups. Mais le petit garçon ne cilla pas. Au contraire. Il se tourna vers sa tortionnaire, le visage neutre. Renâcla, et cracha un puissant jet de salive dans sa direction avant d'entrer dans la voiture. Sans un mot.
Juste cette férocité dévorante. Celle de ne plus jamais laisser qui que ce soit ni lever la main sur lui, ni dicter sa vie.
Une résolution qu'il tint si bien qu'il rendit chèvres deux familles d'accueil en l'espace de huit mois, par la seule force de sa volonté. La première servit de catalyseur pour la seconde. Un terrain de jeu, à proprement parler, pour tenter de maîtriser les fluctuations de sa propre voix. Chanter était revenu dans ses habitudes, maintenant qu'il se sentait bien plus libre.
Sauf que le chant servait de jeu. Le chant servait à réveiller la noirceur humaine, à la sublimer, pour mieux la chasser de sa propre existence.
Et quand son assistant social lui demanda, perplexe, pourquoi il avait poussé ces familles honorables à bout de nerfs, le garçon de répondre, dans un haussement d'épaules : "
J'les aimais pas."
~~US~~
Non, il les aimait pas. Jusqu'à Andy.
Arriver dans une famille, même d'adoption, à quatorze ans et tous ses bagages, n'était pas une chose aisée. Pourtant Andy, faisait tout pour que la tâche soit moins ardue.
Oh, Kyle n'en avait cure, au début. Ce n'était pas uniquement Andy, c'était tout le contexte qui ne lui plaisait pas. De Dublin, il avait échoué à Bray, une petite ville suffisamment proche de la capitale mais pas assez pour ne pas lui donner la sensation d'être emprisonné, une nouvelle fois. Une nouvelle famille, une nouvelle vie, un nouveau collège, et, pour la première fois, un grand frère. Fermement résolu à ne pas se laisser rompre, Kyle leur fit vivre un cauchemar. Entre hurlements, tentatives de manipulation par le chant, fugues, crises de violence, fréquentations peu recommandables, plus d'une fois il crut qu'Andy le mettrait à la porte.
Mais non. A force de patience, petits pas par petits pas, Andy réussit à passer en dessous de la carapace pour se faire une place solide dans son cœur. Au point de finir par être la première personne à réussir à le prendre dans ses bras sans recevoir un poing dans la figure.
Similairement, sa relation avec son frère aîné, quand bien même il ne fut qu'adoptif, fut toute aussi tumultueuse sur les premières années. Jusqu'à ce qu'ils arrivent à trouver deux terrains d'entente : Andy, et leur nature surnaturelle à tous les deux. Ils tueraient pour le premier. Ils pourraient être tués pour l'autre. Un consensus qui finit par les rapprocher, aussi sûrement que s'ils avaient été unis par le même sang.
Une vraie famille. Celle-là, elle lui plaisait. Celle-là, elle tenait tête à ses crises de colère, celle-là, elle tolérait qu'il soit un monstre.
Qu'ils soient monstrueux, tous ensemble.
~~ME~~
Naturellement, la vie reprit son cours. Frondeur de nature, Kyle ne cessa pas pour autant d'enchaîner les situations catastrophiques, soirées trop arrosées, sauteries et accidents malheureux. Sauf que cette fois-ci, il savait qu'il avait un filet de sécurité.
Sur l'impulsion d'Andy, lui et Zachary étaient toujours en compagnie d'autres enfants. Des cousins, des voisins, ceux de la Maison de Jeunes qui se trouvait en bas de la rue. Toujours fourré là-bas, Kyle décida que s'il devait grandir, ce serait de façon utile, pour servir toutes les têtes brunes, blondes et rousses. Et Andy. Une manière de renvoyer l'ascenseur, à tous ces êtres qui avaient réussi à voir au-delà des apparences.
Son diplôme de mécanicien en poche, il trouva rapidement un boulot dans un petit garage à Bray, pour rembourser les investissements de son père adoptif. En parallèle, il revint fréquemment à la Maison de Jeunes de son adolescence pour donner un coup de main.
Jusqu'à ce que cette illusion toute de perfection commence à s'effriter.
D'abord les attentats. L'alerte rouge, la terreur dans les yeux des gosses, l'inquiétude dans ceux d'Andy. Des familles entières qui passaient au garage pour remettre leur voiture d'aplomb, prêtes à prendre le large. La panique, palpable, qui régnait sur Bray laissa place à une multitude d'autres questionnements. Persuadé depuis toujours qu'ils n'étaient qu'une poignée à être comme lui, Kyle apprit l'existence d'organisations dirigées vers le monde magique.
Il fut tenté d'aller les voir. De tenter de percer le secret de la disparition de sa mère, quand bien même cette histoire avait près de vingt ans. Le corps de Leanna, de ce qu'il savait, n'avait jamais été retrouvé. Mais s'approcher d'eux ne mènerait-il pas à ce qu'il soit lui aussi découvert ? Qu'en serait-il de sa propre famille, des quelques enfants surnaturels du foyer ?
Ne risquait-il pas déjà ce risque tous les jours, maintenant que le ciel était constamment à l'orage ?
Ca ne l'empêcherait pas de chercher, non. Ca prendra plus de temps. Sera plus dangereux. Mais dans un monde aussi étrange que celui qui s'ouvrait enfin à lui, il trouverait peut-être enfin une réponse à ses questions.