j'ai vu la lumière, hallelujah. (ezeckiel)

Ça fait combien de temps que t'es là ? Tu ne sens presque rien. Rien, à part tes yeux trop secs fixés sur les poutres du plafond, ton dos contre le sol en pierre trop froide, ta bouche trop pâteuse. Tes membres ankylosés. Tes genoux éclatés. Tes doigts gelés, impossible de les bouger. Ça sent l'humidité, le renfermé, peut-être un peu la pisse, aussi. T'aimerais t'enfuir en courant aussi vite que tes jambes le permettent, mais t'en es incapable. T'as beau essayer, y concentrer tous les neurones que t’arrives à connecter, rien y fait. Pas la moindre articulation, pas le moindre tendon, pas le moindre nerf qui réagit. Est-ce que t'es mort ou toujours pas ? Tu commences à sincèrement espérer que l'on vienne pour t'achever. Et puis tant pis pour Skye. Et tant pis pour Beatrice.

T'essaies de te rappeler, c'est difficile, ça te file mal au crâne. T'étais sur la plage, tu jouais avec l'orage. Tu fais ça souvent. Puis t'as vu la vague. La houle. La lumière. Puis maintenant t'es dans un grenier, ou ce qui y ressemble. Tu baisses les yeux. Tu vois rien à part ton nez et tes orteils. T'as froid. T'as faim. Tu pourrais rester comme ça jusqu'à la fin des temps. T'as même pas peur de claquer comme une bête.

T'es pas un être vraiment spécial. Tu te transformes parfois en autre chose, un animal tiré des livres qu'on montre aux gosses, ou des zoos, parce que qu'on soit bien clair, les tigres blancs, en Irlande, c'est presque aussi rare que les Leprechauns. Mais à part ça, t'as pas de capacité hors du commun. T'as un odorat et un ouïe un peu plus développé que les autres, mais pas au point de te prendre pour Superman. Ou Spiderman, ou tous ces connards qui font croire aux enfants que le monde est beau quand on se fait piquer par un animal radioactif ou qu'on porte un slip par-dessus son collant. La réalité, c'est qu'y a de très fortes chances que tu meurs dans le premier cas, et qu'on t'interne dans le deuxième, mais ce serait pas une jolie histoire, pas vrai ? Non, toi, t'as un peu plus de respect pour Batman ou l'autre là, celui qui vole en armure. Parce qu'ils ont pas de pouvoirs à la con, ils sont juste riches, et ce sont eux qui dirigent le monde depuis toujours, faut pas se leurrer. Ça c'est la vraie vie, si on enlève les machines qui volent et le déguisement de chauve souris pour sauver l'humanité. T'as toujours détesté ces films, ces séries, ces comics … De toute façon t'as jamais trop eu le temps pour zoner devant la télé, t'en avais pas de toute manière alors ça t'importait peu, t'as pas trop de culture générale de ce côté. En même temps, quand on braque du fric et qu'on fuit les autorités toute sa vie, on a autre chose à foutre. Parfois tu te plantais devant un film lors d'un état des lieux ou de vos fuites, mais les trucs réels, ça ça te branchait plus. Parce que … Qui a vraiment envie de se caler pour regarder quelque chose qui lui rappelle sa vie ? Les vampires, les loups garous … C'était toi, hein ? Certes c'était pas la pleine lune, mais l'animal, en toi, qui hurlait bien trop souvent, qui voulait sortir, prendre l'air, courir … ça te donnait des envies que t'aurais aimé oublier.

T'as beau pas être si spécial, tu le sens quand quelque chose ne va pas. Cet instinct animal qui te fait te planquer quand tu le dois, parfois qui t'oublies et qui te prend par surprise le lendemain. Cet instinct qui te stoppe alors que tu traverses la rue pour rentrer chez toi. Tu galères à y marcher, la ville n'ayant pas pris la peine de nettoyer cette partie. Dragon Alley, c'était la merde depuis le début de toute façon, tsunami ou pas, alors à quoi bon se fatiguer ? T'aurais pu rentrer chez toi, y aller directement et faire comme si de rien n'était, mais faut croire que t'as développé une conscience, ces dernières années. Le petit con que t'étais, lui, il se serait barré sans se demander quoi une seconde fois. Tu te caches des vues, derrière une poubelle, tu te déshabilles, t'as l'air con. Mais t'as pas le choix, si tu veux réellement sentir, t'es obligé de faire venir le tigre. Ta transformation, l'aller et le retour, elle dure que quelques dizaines de secondes avant que tu te rhabilles. Y a une odeur. Une odeur d'humain, une odeur forte, tu pourrais pas trop la définir, mais elle t'a hérissé le poil. L'odeur de la mort, pas loin, du désespoir teinté, peut-être, t'en sais rien ,t'es pas psy. Un psy méta, ce serait une bonne blague.

Tu passes la porte, cassée, du bâtiment face  à toi et tu montes les escaliers quatre à quatre, manquant te casser une jambe sur certaines marches qui suscitent le doute. T'arrives en haut, mais la porte est fermée. Tu vois rien, si ce n'est que le manque de lumière. Tu élèves la voix, t'as vraiment l'air con, s'il faut t'as rêvé, tu veux juste pas rentrer chez toi pour pas te retrouver seul, tu l'as peut être inventée, cette odeur. «  Y a quelqu'un ? »

Ton cœur se soulève quand t'entends une voix par dessus tes acouphènes, t'as une montée d'adrénaline comme un dernier réflexe de survie par ton corps. Torgeir Sól Skjeggestad ne mourra donc pas aujourd'hui mais t'as pas trop de soucis à te faire, vu ton comportement ça ne saurait tarder. T'as envie de vomir mais t'as rien dans le ventre, t'as plus aucune notion du temps. Une durée indéterminée avant que tu répondes un fragile « Par ici ! » à cette voix providentielle, encore le double avant que tu puisses apercevoir son visage. Tu vois flou. Tu te rappelais pas être myope. Puis quand il est assez près pour que tu saches de qui il sagit, tu trouves aussi assez d'énergie pour te marrer. Même rétamé t'en as pas fini de rire. Un rire rude, âpre, qui part en quinte de toux, t'en cracherais presque tes poumons. Tu mets un moment à t'en remettre, t'étais pas loin de t’étouffer. Quand t'es enfin calme tu lui lâches entre deux inspirations trop sifflantes pour que ce soit bon signe un « Oh, c'est toi ? », un sourire en coin. T'aimes pas sa gueule, elle t'a jamais plu et c'est pas près de changer. Même si il te sauve la vie t'arrêteras pas de lui lancer des sales regards en allant au QG. De toute façon tu te rappelles même pas de son prénom, puis c'est pas non plus comme si ça t'importait.

L'odeur du bois en train de pourrir, elle te pred les narines, bien trop forte pour être supportable, mais t'avances, tu fais comme si t'avais pas envie de gerber tes tripes, parce que t'as presque besoin de racheter tes actes, ta lâcheté, et que sauver un mec ce sera déjà un début pour ta rédemption. T'es peut-être toujours égoïste, mais t'y vois pas le mal si ça peut servir à quelqu'un d'autre qu'à toi. Alors tu montes les marches quatre à quatre et tu défonces la porte. Tes yeux se font difficilement à l'obscurité, t'es pas sous ta forme animale alors la vision nocturne c'est pas trop ça. Mais une fois que t'arrives à voir quoique ce soit, tu peux observer une tête poussiéreuse, presque morte. L'homme est blanc comme un linge, et tu jurerais l'avoir déjà vu, mais au final t'es parti pendant trois ans alors c'est possible, tu sais même plus qui c'est mais lui, pourtant, il a l'air de te connaître. Si t'étais toujours le petit con qu'y a des années, que quand t'es parti, sans doute que t'aurais rien dit ou que tu lui aurais cassé trois dents avant de te barrer, juste pour la forme.

Mais faut croire que maintenant, t'as une conscience. Pas formidable, pas des plus sincères, mais elle est là, à te dire que tu peux pas le laisser crever comme un rat au risque de t'en vouloir. T'as l'image de Skye, et t'avais promis, t'avais promis de plus fuir, parce que c'est ce que tu fais le mieux et que t'as besoin de changer d'habitude. Il rit et il s'étouffe, et toi t'as juste envie qu'il ferme sa gueule, mais t'attends sa pique pour réagir. «  Si ma gueule te convient pas je repars et tu peux toujours attendre quelqu'un d'autre, hein.  » T'es pas sympathique, River, t'as jamais le sourire, ou trop peu, mais ça t'en as rien à foutre, il avait qu'à pas te chercher, t'es bien cool de pas être déjà rentré chez toi. Tu cherches dans ta mémoire pendant que tu t'appuies de nouveau sur le chambranle de la porte, assez loin pour qu'il puisse pas se servir de toi comme levier. T'es peut-être un gars avec une conscience, mais s'il faut qu'il te supplie il le fera, sinon tu le regarderas crever. «  T'as besoin d'aide oui ou non?  » Tu connais la réponse et tu le vois souffrir, mais finalement, t'es quand même un petit con.